Saturday, February 16, 2019

Heidegger un futur nazi


Crevel, juste avant sa mort (posthume : publié in Commune, 2e année, no23, juillet 1935, réédité dans Le Roman cassé et derniers écrits, Pauvert, 1989) parle de Heidegger comme d’un « futur nazi » à qui Carnap aurait – avant l’avènement de Hitler – déjà « réglé son compte ». Je cite : « L’un des philosophes de l’école scientifique de Vienne, l’un de ceux qui dénoncèrent les escrocs intellectuels prêts à remonter abusivement de l’expérience à la métaphysique, Rudolf Carnap n’attendit point l’avènement de Hitler pour régler son compte au futur nazi, Heidegger[1], et à son néant qui néante (du verbe néanter, en allemand nichten). Il est toujours en proie au néant qui néante, l’individu qui veut se croire une cosmogonie à lui tout seul.
            Il a rétréci l’univers à ses propres limites et prié l’éternité de perpétuer ce moment de délire où le clavecin sensible, i.e. l’homme selon Diderot, au lieu de se laisser pincer ses sens par la nature qui l’environne, a pensé qu’il était le seul clavecin qu’il y eût au monde, et que toute l’harmonie de l’univers se passait en lui. » (146)
            Le jugement peut sembler sévère, il recèle une part inquiétante de vérité (le « solipsisme existential » de Sein und Zeit et de Was ist die Metaphysik ?). Je trouve la traduction de nichten par « néanter » excellente et bien meilleure que « néantir », parce qu’elle évoque les fantômes et autres revenants des lieux nés hantés. « Au revenant s’oppose le devenant », conclut Crevel : celui qui agit, transforme et ne se contente pas d’un rôle de figurant.
            Seule question : Crevel, lui, s’est suicidé : et toute pensée du néant n’est nécessairement pas plus nihiliste que celle de « l’action ».


[1] Qui n’a pas droit à son prénom de « Martin » (pêcheur !)… alors que Carnap, c’est Rudolf qui rime avec Adolf…


Monday, February 4, 2019

NOTES PRISES SUR UN BLOC-NOTES DE CUISINE



C’est la tombée du jour et la lumière est restée toute la journée parcimonieuse. Demi-jour gris comme la couleur des pierres de la vaste demeure en Bretagne où je séjourne désormais.  

« Désormais » indique les suites d’un désordre venant du retour au pays et qu’il s’agit maintenant de maintenir à bonne distance, d’une main ferme, maintenant. Maintenant donne-t-il le dernier mot du temps, il équivaut à la parole qu’il faut tenir même s’il n’y a rien d’autre à retenir. Maintenant tient tout le temps, c’est une certitude aussi absolue que celle de ma mort à venir. Il peut se transformer tant qu’il veut, il restera toujours maintenant.

Le seul bout de papier que j’ai pu trouver dans cette grande salle commune vide est une feuille de ce bloc-notes destiné à faire des listes pour les courses au supermarché à dix bornes d’ici. Est-ce que j’écris à quelqu’un ou ce quelqu’un est-il superflu du moment que seul l’Un gouverne les deux, le solitaire comme tout le monde autour ? De sorte qu’il est tentant de nier l’existence de tout autre, s’il n’y a rien que l’Un-Tout qui comprend son contradicteur en le noyant dans la stricte indifférence à tout ce qui n’est pas l’Un ? Bien sûr, au départ règne l’indifférence, comme les Eaux des Anciens Egyptiens, transmise à Schelling avec sa nuit où toutes les vaches sont grises. Je retrouve toutes mes références enfouies depuis des dizaines d’années, pas une ressemblant à une autre, et pourtant toutes finissent par s’entasser pour former des constructions infinies, au double sens de l’infini dépassant tout objet fini, et du sans fin abandonné à son sort.

Ici, dans cette petite commune rurale, on construit de plus en plus, des horreurs de cubes tout blancs, mais ce n’est pas ce genre de construction qui m’intéresse. J’écris comme je parle, tous deux ayant rapport au Même tout en différant l’un de l’autre, ne serait-ce que la présence ou l’absence de tout interlocuteur ou lecteur. L’écriture garde la parole, mais absente.

Dois-je rester le reste de ma vie, non chiffrable, à penser ce que j’ai vécu et éprouvé, mais pas assez pensé ? Je ne suis pas certain de savoir ce que j’ai pensé même en me relisant. Il y avait au moins des périodes nettement déterminées, jonchées de dates et d’événements, des périodes de troubles comme de stabilité, et de nouveau une période de crise, d’excès, de dépenses folles de temps et d’énergie pour ce qui m’apparaît maintenant sans raison, alors que maintenant, il semble ne plus y avoir que cela, maintenant, toujours maintenant.

Respecter au moins la langue avant toutes les autres coutumes, locales ou nationales. Seule la langue m’offre une terre d’asile. Mais si personne ne la parle faute de l’entendre parler avant tous les autres, soi y compris, je m’imagine sans mal tout autre écrire des mots sur des bouts de papier comme celui-ci, un rectangle haut de 18 cm mais large seulement de 7 cm. Ce qui me rappelle « le poète » Friedrich Hölderlin, revenu de l’asile chez l’artisan Zimmer, n’ayant jamais arrêté d’écrire sur tous les supports qu’il pouvait trouver à portée de main.

J’éviterai toutefois de m’étendre sur les rapports très complexes que la philosophie entretient avec la poésie. J’ai déjà tout dit dans mes livres ou mes textes que pratiquement personne (pas même, surtout pas mes proches) n’a lus en profondeur. C’est un fait déplorable, je ne me suis guère soucié d’être diffusé où que ce soit dans l’espace public. Sans parler du commerce des éditeurs – Galilée a encore refusé mes Fragments du Même sous prétexte que ce serait « peu vendable ». Encore faut-il chercher à vendre, faire de la publicité, ce que je ne peux faire pour mes propres ouvrages, ma fierté en prendrait un trop sale coup. Si je devais plaire au public, je me ferais aussitôt hara-kiri.

En 1977, j’emménage au 3ème étage de cette demeure, étage au départ vide sauf une salamandre et une petite table où ma mère écrivait son livre sur Tchekhov que mon père a bazardé, ça lui faisait de l’ombre ; le plafond et les murs de plâtre à demi écroulés, je me préparais à mon nouveau métier de professeur  qui n’en est pas un, maître-auxiliaire à l’Education Nationale dont j’ai vite démissionné deux ans plus tard, après deux inspections abjectes. J’avais dactylographié un cours virtuel sur le dialogue Phèdre de Platon. Plus de cent pages que j’ai fini par détruire quarante ans plus tard, après les avoir données en anglais à L.S.U. département de philosophie en 1995, tout cela avant de rentrer au pays en 2017. Mon amie de l’époque (1977) me déclarait qu’elle ne pouvait pas faire l’amour sans quelque supplément. En tout cas, pas avec quelqu’un qui passe son temps à lire ou écrire, même s’il aimait avant tout nager dans les flots clairs et glacés des Côtes-du-Nord. Longtemps je suis resté de corps presque entièrement imberbe ; sauf les jambes que je me suis rasées cette année-là, sans aucune raison apparente.  Le visage, il fallait bien que je coupe une barbe bicolore, alors rousse alors que mes cheveux sont naturellement très bruns comme ceux de ma mère. Je ne me suis jamais pensé comme un intellectuel, bien que déclaré philosophe de métier pour mon premier mariage.

Quand je suis avec les autres, je fais comme si j’étais un autre ou qu’il n’y eût personne. Quand je suis seul, je fais souvent comme s’il y avait un interlocuteur à qui je m’adresse et qui ne répond jamais avec le même type de silence. De naturel, je ne parle guère, mais une fois que je suis lancé, difficile de m’arrêter. Le vent a fait craquer une porte. Dehors on croit entendre une mer toute proche, assez déchaînée. Il y a des accalmies comme des redoublements de violence. Mais il y a une tendance générale : comme avec les nids de poule sur la route d’entrée, à chaque fois qu’on veut les reboucher, ils finissent par s’agrandir. Il faudrait tout bétonner, m’a dit le nouveau gardien que j’ai refusé de devenir. C’est un maçon grossier mais bonhomme et discret. Il n’ouvre la bouche que pour dire « oui, dame ». C’est lui qui a cimenté l’ex-pigeonnier, dont j’ai mis la photographie alors qu’il était encore en ruines, pour déséquilibrer davantage l’hégémonie de Dieu le Père sur la tour de Babel.  Ma mère contre mon père.

Je n’ai absolument rien à dire à ce gardien, et c’est tant mieux. Sinon, il m’inviterait tous les soirs à boire un verre, et c’est mauvais pour mon foie et ma santé mentale. D’ailleurs, seul l’inédit reste à dire. Editer, c’est tout de même bien plus important que publier. Proximité d’éditer et de méditer.

Quelqu’un me parle sans mot dire. J’ai réussi à passer des heures, allongé au soleil sans entendre cette voix de plus en plus accusatrice. Elle me demande des comptes sur ma vie passée et je ne trouve rien à lui répondre. Comme si je n’y avais été pour rien. Au moins, j’en aurais pu être le témoin. Je suis rentré au pays. Je ne pourrais pas dire comme Brel « le plat pays qui est le mien » car il n’est pas si plat et surtout il ne m’appartient pas. J’habite désormais en fils du château devenu orphelin, un peu comme Blanchot dans L’Instant de ma mort. J’ai pris officiellement ma retraite, mais cela faisait des années que je ne faisais que de la présence. En général, c’est déjà bien assez. Qu’est-ce que cela veut dire, faire de la présence ? On peut la faire sans l’être, soi-même présent ? Ou être présent comme un absent. Pourtant, selon Héraclite (mon double plus présent que moi-même, si c’est lui qui pense à travers ma pauvre tête), seul le présent prévaut parce qu’il est le seul à se dresser, debout devant les les vivants et les morts, même si l’on représente les morts couchés, et même gisant. Ils en ont de la chance, me suis-je dit plus d’une fois, de ne plus répondre au téléphone, par exemple ; ni à tel autre appel. Pourtant eux aussi peuvent être présents à leur façon – présents et pas juste représentés. Dans les rêves, où l’on peut leur parler face à face. Certes, ils ne répondront jamais aussi bien qu’Achille à Ulysse venu le voir en Hadès, pas si loin d’ici que le commun des mortels s’imaginent. 

Monday, January 21, 2019

Lettre à une amie allemande sur la TraductionTranslation

Lettre à une amie allemande sur la Traduction (Hermenéia).

Je réponds à ce bref message de la traductrice du Toucher (Jean-Luc Nancy) par Jacques Derrida :

Après une vingtaine d'années de traduc en philo, je me demande pourquoi on n'emploie pas davantage beingness pour être. Cela permettrait de mettre being pour "l'étant". Too late, je suppose.

Fédier proposait toutes sortes de traductions bizarres : "étance", "étantité" (sorte d'entité inclassable, pas loin des eaux troubles d’un étang vaseux). Par contre, au hasard de mes lectures,  j'ai découvert qu'Artaud parlait tout simplement d'« êtreté » et ne se souciait guère de savoir si le mot existait en français. Or c'est exactement comme ça que je traduirais maintenant Seiendheit. Le français, qui ne connait que l'être ou un être, est aux antipodes de l'anglais qui sépare nettement being du verbe to be. A cause du "to" obligatoire pour l'infinitif, il n'y a pas de vrai participe présent pour le nom-verbe "être" qui dit pourtant la présence même. Tu vois ça bien dans le fameux dilemme de Hamlet, ce qui fait que les Anglais sont incapables de prendre parti, par exemple pour ou contre le Brexit "pur et simple". Ils ignorent la troisième voie du mélange (methexis en grec) inventé, comme une mixture ou pharmacopée parricide par Platon et universellement développé jusqu'au grand maître-queue, Hegel, à savoir la dialectique des rapports

A propos de traduction, une parenthèse sur une « bégayant » la langue, mon amie coréenne à qui j’ai promis, fort imprudemment, d'écrire un texte pour sa Grande Rétrospective de textes de philosophes français dans un ouvrage prévoyant systématiquement des traductions en anglais, alors qu'elle-même n'y entend goutte. Pour l'heure, je n'ai trouvé que le titre de ma contribution laissée à voir pour plus tard, un titre forcément intraduisible parce que propre à l'idiome du français : "VOIR LOIN". C'est une expression courante qui joue sur le temps et le projet, et non sur la vue au sens soi-disant « propre ». Je te défie de pouvoir traduire fidèlement ce titre. C'est le genre de défi que Derrida calculait à l’avance, et c’est pour cela qu’il a été si bien lu en anglais, au contraire de notre philosophe national du Toucher. La déconstruction vise à montrer noir sur blanc que toute traduction, en tant que telle, en tant que traduction d’une langue à l’autre, même si proches parentes comme le sont français, anglais et le germain cousin allemand, est impossible et pourtant nécessaire, pour être toujours déjà là au départ comme le corps étranger ou, dit dans les termes de Nancy, l’Intrus dans la langue (dans la « maison de l'être »). C’est aussi pour cela que Derrida, pour couronner le dossier énorme de ma candidature à la carte verte pas plus verte que toi ni moi, un dossier de plus de six cent pages et avec douze lettres de recommandation de philosophes, poètes, éditeurs et même un psychanalyste célèbre pour son Vocabulaire de la psychanalyse, m'a écrit une longue et très élogieuse lettre de recommandation me désignant comme étant avant tout traducteur au plus haut sens du terme, c’est-à-dire (that is to say) doué du "don d'Hermès", titre de mon premier texte publié pour Le Temps de la Réflexion en 1984 et repris comme premier chapitre de C’est à dire (Poétique de Heidegger) en 1996.

Cette amie artiste coréenne est furieuse parce que je refuse de lire le contrat qu’elle a signé les yeux fermés avec son éditeur coréen, contrat rédigé en anglais, qu'elle a essayé de traduire en français avec l'aide de google.tr. Je lui ai répondu que, même si ce contrat avait été rédigé en français, il n'y a que les avocats qui puissent en saisir non pas le sens, mais la pertinence et la portée juridique réelle. Tout de même, il s’agit là de contrats. C'est comme le langage médical, il faut d'abord s'y connaître en la matière, et donc en avoir fait l’expérience - autre nom pour la traduction : « la traversée des grandes eaux », si l’on traduit le I-Ching ou Yi-King. De cette longue expérience qui dépasse l’exercice d’une profession (même de foi), nul Auteur n’a vraiment une idée claire. Mais je n'en dis pas plus sur la question: pendant dix ans que j'étais salarié chez une « grande maison d’édition » parisienne, j'ai été payé en droits d'auteur, ce qui m'arrangeait bien au niveau fiscal, lequel je juge totalement déraisonnable en France, et qui témoigne d’une persistance anachronique de l’Etat, et, plus particulièrement, d'une invasion en règle du Ministère des Finances dans la vie de chacun-e, écrirai-je pour finir ce paragraphe-parenthèse sur une note de political correctness ou nov-langue, dite "écriture inclusive" dont est fanatique ma fille géographe. Quelle féminisme!, applaudis-je en faisant exprès une grosse faute d'orthographe.  Que diable, pourquoi ne peut-on pas écrire féminisme au féminin? Parce qu’on peut tout écrire, mais pas tout parler.  

Pour revenir et répondre à ta question (il n’est jamais too late pour apprendre), si ma mémoire est bonne, la traduction de Sein und Zeit en Being and Time par Joan Stambaugh utilise ce terme de « beingness ». J'ai appris à traduire Heidegger à l'âge de vingt ans dans un lieu désert et sans électricité, grâce à la flamme d’une bougie et à la première traduction en anglais du même Sein und Zeit (Etre et Temps, devrait-on écrire, sans article), alors que je n'avais jamais fait d'allemand au lycée. Si François Vezin (alias Glandu) n'y avait pas fait obstruction par son ignorance têtue de l’allemand, on aurait publié la seconde section de S.u.Z. ou E&T traduite par mes soins en 1974, de même qu'il a fallu deux ans à Fédier, le maître venu de Suisse, pour accoucher d'une (mauvaise) traduction d'Unterwegs zur Sprache. C’était à la mort de Heidegger en mai 1976. Je revenais de Bretagne après avoir fait quelques jours de voile avec un ami (juif, il va sans dire) qui conduisait une 2 CV pourrie mais avec un toit ouvrant comme ont les Dupont/Dupond dans Tintin au pays de l’or noir. On a tous les deux éclaté de rire en apprenant la nouvelle de la mort du « Maître de la Forêt-Noire » (pas encore celui des Black Notebooks) sur France-Inter. Fédier m'a bien remercié (en tant que "mon ancien élève" au lycée Pasteur) dans la Présentation de sa traduction Acheminement vers la parole, quand j'avais soigneusement mis comme titre "En chemin vers la langue".  Car, si le verbe sprechen veut bien dire "parler", il aurait fallu mettre en français le verbe substantivé, à savoir le parler et non la Parole (d'Evangile). Le nom die Sprache (au féminin dans les deux langues) n'est pas "la parole" en LANGUE française. Mettre "le langage" n'est pas non plus juste, car il ne s'agit pas davantage de généralités logiques à la Wittgenstein et encore moins de linguistique. Il s’agit de la langue où l’on vit et habite, la langue vivante donc, même si par écrit elle peut être tenue pour une langue morte comme le grec ancien si différent du moderne pour moi incompréhensible.