Saturday, August 28, 2010

La condition divine

Le Dieu, dans le moment tragique, qui est celui d’une théophanie sans théophanie (il n’appartient pas au divin de paraître, il n’y a nulle révélation), n’est « présent » —et Dieu sait s’il l’est— que dans son détournement même, son retrait ou son reflux, sa fuite : le mouvement par lequel il s’ « absente » (si jamais, faut-il penser en conséquence, il fut autrement « présent » que dans la pure et simple mania ou l’hubris, dans l’outrance). Il n’est plus rien que temps « lui-même », qui « est » néant. Pur passage, disaient les prophètes. Dieu lui-même n’est pas. Ce qui veut dire que non seulement il est lui-même fini, « existant ». Mais, plus impensable encore, que n’existant que comme le passage même, c’est-à-dire l’existence, il n’existe pas. Telle est sa condition. Dieu n’existe qu’à la condition de ne pas exister mais d’ « être » l’existence. Par où sa finitude est aussi bien in-finie. C’est pourquoi il ne paraît pas, il n’y a pas de révélation.
Philippe Lacoue-Labarthe, Métaphrasis, Paris, collège international de philosophie, 1998, p.40-41.
J’ai mis en gras la phrase que j’avais omise dans une première copie de cet extrait d’une conférence donnée par P. L-L. (pourquoi avons-nous tous les trois des initiales triples ?) en décembre 1997, au Collège. Je ne l’avais ni écouté (étais-je en train de crapahuter dans les montagnes de Pennsylvanie avec ma compagne de Holzweg ?) ni même lu, peut-être parce que je partage en effet le « mépris dans lequel Heidegger tient le théâtre en général » —à l’exception peut-être du théâtre de la cruauté, mais c’est une tout autre affaire que justement du théâtre, même « moderne ».
« Pur passage, disaient les prophètes. » En quelle langue ? En grec ? En hébreu ?
Au lieu de « pur passage », où « pur » est de trop, suggérant une privation là où, du point de vue divin (et il faut bien se mettre à sa place pour pouvoir ne serait-ce qu’en parler, fût-ce en des termes qui rappellent singulièrement la rhétorique de la théologie négative),- c’est de la mort que le « Dieu » (pourquoi lui conserver une majuscule et même lui retirer son article défini ?) est à jamais privé : immortel, soit qui peut mourir aussi peu que l’existence comme « passage », j’avais risqué il y a déjà plus de vingt ans le mot de passance : concept intenable, comme l’est toute pensée issue de la chose même. Il combine le pas et le sens sans déterminer l’ordre de passage ni dans quel sens ça va, donc c’est moins « pur » que libre qu’il faut l’exister, pour suivre son pas, son allure, « le dégagement rêvé » comme dit le Génie d’Arthur. En ce sens, la Tragédie soit, si je traduis de l'archi-grec-teuton, le « jeu » du deuil autour d’un qui n’a jamais existé puisqu’il « est » l’existence (mais alors pourquoi dire encore "il" et pas "elle"?), présente en effet la purification du « pas-de-sens » en quoi Derrida voyait bien la seule signature du sacré. Ni présence ni absence, sens>sans passant dans ce qui se passe. Et que se passe-t-il alors ? Le « dieu », présent en tant que « sans », passe dans le temps, dans le "il se passe" (sans qu'il se passe quelque chose), dans un détournement « catégorique » où c’est désormais l’existence elle-même comme èthos qui devient divine, ce qu’Héraclite disait déjà mais d’un autre mot que ce sacré nom de théos, "dieu" : daimôn, le démon, comme on parle du démon du jeu — donc rien à voir avec le diable qui n’est qu’une plaisanterie douteuse inventée par les théologiens pour faire peur aux foules.
Mais alors il n’y a plus place pour aucune tragédie. L'existence suffit à prendre toute la place. Dieu = Dasein. Héraclite a transporté la « scène » là où il fallait : ici même sont les dieux.

Wednesday, August 25, 2010

L'ange blanc et la neige noire


"Et de quoi vivait-il donc - on ne sait, de l'air du temps sans doute, sa famille le tenait pour un bon à rien (ce qui d'une certaine façon et pris à la lettre n'est pas faux) et il détestait taper les rares amis restants - Quelqu'un a noté qu'il lui fallait 200 couronnes par mois, dont le tiers pour boire et fumer: Combien d'hommes, ajoute alors le témoin, peuvent-ils vivre avec une pareille somme? Mais vivre, il avait cessé depuis longtemps d'y aspirer, il respirait déjà un autre air, chantait un autre chant; tout ce qu'il demandait, c'était survivre, et pour cela, répétait-il, il n'avait besoin que de pain et de vin, une cellule de moine pourvu qu'elle ait la vue sur le dehors, fût-ce un simple champ de maïs sur quoi donnait la chambre qu'il avait louée dans la banlieue près de la garnison"
MFM, Tombeau de Trakl, page 39.