Wednesday, November 30, 2016

Le vandalisme d'Haussmann selon Marx

"Le Paris ouvrier, en accomplissant son propre, son héroïque holocauste, a entraîné dans les flammes des immeubles et des monuments. Alors qu’ils mettent en pièces le corps vivant du prolétariat, ses maîtres ne doivent plus compter rentrer triomphale­ment dans les murs intacts de leurs demeures. Le gouvernement de Versailles crie : Incendiaires ! et souffle cette consigne à tous ses agents, jusqu’au plus reculé des hameaux : donner partout la chasse à ses ennemis, sous la suspicion d’être des profes­sionnels de l’incendie. La bourgeoisie du monde entier qui contemple complai­sam­ment le massacre en masse après la bataille, est convulsée d’horreur devant la profanation de la brique et du mortier !

Quand les gouvernements donnent pouvoir à leurs marines de «tuer, brûleret détruire », est-ce là une autorisation d’incendie ? Quand les troupes britanniques déli­bérément mettaient le feu au Capitole de Washington et au Palais d’été de l’empereur de Chine, étaient-ce là actes d’incendiaires ? Quand les Prussiens, non pour des raisons militaires, mais par simple goût de la vengeance, brûlaient au pétrole des villes comme Châteaudun et d’innombrables villages, était-ce là acte d’incendiaires ? Quand Thiers, six semaines durant, bombardait Paris sous le prétexte qu’il voulait mettre le feu aux seules maisons qui étaient habitées, était-ce l’acte d’un incendiaire ? En guerre, le feu est une arme aussi légitime qu’une autre. Des édifices occupés par l’ennemi sont bombardés pour être incendiés. Si leurs défenseurs doivent battre en retraite, ils les mettent eux-mêmes en flammes pour empêcher les assaillants de se servir des bâtiments. Être incendiées a toujours été le sort inévitable de toutes les constructions situées sur le front de combat de toutes les armées régulières du monde. Mais dans la guerre des asservis contre leurs oppresseurs, la seule guerre juste dans l’histoire, ce n’est plus vrai du tout ! La Commune a employé le feu strictement comme moyen de défense. Elle l’a employé pour interdire aux troupes de Versailles ces longues avenues toutes droites qu’Haussmann avait expressément ouvertes pour le feu de l’artillerie; elle l’a employé pour couvrir sa retraite de la façon même dont les Versaillais, dans leur avance, employaient leurs obus qui détruisaient au moins autant de bâtiments que la feu de la Commune. Quels bâtiments ont été brûlés par la défense et quels bâtiments par l’attaque, on en discute encore aujourd’hui. Et la défense ne recourut au feu que lorsque les trou es versaillaises eurent déjà commencé leur tuerie en masse des prisonniers. D’autre part, la Commune avait, longtemps aupa­ravant, notifié publiquement que, si elle était poussée à la dernière extrémité, elle s’enseve­lirait elle-même sous les décombres de Paris et ferait de Paris un second Moscou, comme le gouvernement de la Défense nationale avait promis de le faire, mais lui, uniquement pour déguiser sa trahison. C’est à cet effet que Trochu avait fait venir le pétrole nécessaire. La Commune savait que ses adversaires n’avaient aucun souci de la vie du peuple de Paris, mais qu’ils avaient grandement souci de leurs immeubles. Et Thiers, de son côté, avait fait avoir qu’il serait implacable dans sa vengeance. A peine avait-il son armée toute prête d’un côté et les Prussiens. qui fermaient les issues de l’autre, qu’il proclama : « Je serai impitoyable ! L’expiation sera complète et la justice inflexible ». Si les actes des ouvriers de Paris étaient du vandalisme, c’était le vandalisme de la défense désespérée, non pas le vandalisme du triomphe, comme celui que les chrétiens perpétrèrent sur les chefs-d’œuvre réellement inestimables de l’antiquité païenne; et même ce vandalisme a été justifié par l’histoire, comme l’ac­com­pagnement inévitable et relativement insignifiant du combat gigantes­que entre une nouvelle société montante et une ancienne qui s’écroule. Le vandalisme d’Hauss­mann, rasant le Paris historique pour faire place au Paris du touriste l’était encore bien moins."

Karl Marx, La Guerre civile en France (la Commune de Paris)

Saturday, November 26, 2016

Les mendiants de l'Odyssée

LES MENDIANTS DE L’ODYSSEE

(Chant XVII, v.339 sq.)

Ulysse entre en mendiant. Télémaque – le seul à être dans le secret – appelle Eumée et lui tend un gros morceau de pain « avec autant de viande que ses deux mains, en coupe, en pouvaient contenir » tout en lui disant de donner à « l’étranger » (xenos) : « et dis-lui d’aller quêter de table en table, car la pudeur ne convient pas aux pauvres ».

« Il alla quêtant vers la droite de chaque convive tendant à tous la main comme s’il était un mendiant depuis longtemps. »

En guise de cadeau, Antinoos menace de lui lancer un tabouret à la tête. Ulysse s’écarte mais ne peut s’empêcher de l’insulter. Les lois de l’hospitalité reposent sur l’idée qu’un « étranger » et même un mendiant peut cacher un dieu ; l’arrivant, l’inconnu, il faut l’accueillir au nom des dieux. Antinoos, non seulement n’a aucun égard pour ces lois, mais en plus il manque singulièrement de jugement, puisqu’il aurait pu sans rien débourser donner ce qui ne lui appartenait même pas. Finalement, Antinoos lance le tabouret et Ulysse le reçoit « en pleine épaule droite », mais il reste sans broncher, ferme comme un roc, « sans mot dire, en hochant de la tête et roulant la vengeance au gouffre de son  cœur ». Les « deux mots » d’Ulysse en réponse à cette violence sont un appel aux redoutables Erinyes. Subir la violence quand on défend ses biens est dans l’ordre des choses ; mais quand le seul coupable à qui s’en prendre est la faim, « ce ventre misérable qui nous vaut tant de maux », alors « si, pour le pauvre aussi, les dieux et les Erinyes existent, qu’avant son mariage Antinoos arrive au terme mortel ! » (475-6).

Au chant XVIII survient un autre mendiant, un vrai, cette fois. Un professionnel pour ainsi dire : « le gueux de la commune », traduit Bérard quand Homère dit « pandèmios » (pan = tout, demos = « peuple ») : « Survint un mendiant, le gueux de la commune, qui s’en allait de porte en porte par la ville. Tout Ithaque admirait le gouffre de sa panse, où sans cesse tombaient mangeailles et boissons. Sans force ni vigueur, mais de très grande taille et de belle apparence, il s’appelait Arnaios [voir le verbe arneomai : nier, refuser] ; c’est ainsi du moins que sa mère l’avait nommé à sa naissance ; car tous les jeunes du coin l’appelaient Iros : il était leur porteur de messages. » (Iris est la messagère des dieux.) Iros enjoint à Ulysse de déguerpir ; Ulysse commence par lui dire de ne pas faire le jaloux : « ce n’est pas toi qui paies », et au besoin annonce qu’il saura se défendre : « tout vieux que tu me vois, je te défoncerai les côtes et les lèvres ».

IROS : « O ce que ce parasite parle en courant [trop vite] mais comme une vieille au fourneau, je m’en vais la travailler des deux mains, je vais lui faire cracher toutes ses dents à terre, comme on fait d’une truie… »

Le combat a lieu. Ulysse « se trousse », c’est-à-dire replie ses loques sur la ceinture, découvrant ses cuisses, puis ses larges épaules et sa poitrine et ses bras musclés (Athéna lui a rendu la jeunesse à la dérobée). Voyant cela, Antinoos prévient le vrai mendiant : « Si tu te laisses battre, je t’envoie chez le roi Echétos, fléau du genre humain ! d’un bronze sans pitié, il te tailladera le nez et les oreilles, t’arrachera le membre, pour le jeter tout cru, en curée, à ses chiens ». Iros tremble. Ulysse hésite : « allait-il l’assommer ? l’étendre mort d’un coup ? » Pour finir, il préfère frapper doucement pour ne pas laisser deviner sa véritable identité. Il le frappe au cou. Doucement, ça reste dans les limites homériques : « de la bouche d’Iros, un flot rouge jaillit ; en mugissant, il s’effondra dans la poussière, grinçant des dents, tapant la terre des talons » pendant que les prétendants se frappent les côtes en hurlant de rire… Puis Ulysse « le prit par un pied, le traîna hors du seuil, dans la cour, jusqu’aux premières portes ; il l’assit adossé au mur d’enceinte avec son bâton dans les bras » en lui donnant ce dernier conseil : « Reste ici, écarte de l’entrée les cochons et les chiens mais ne viens plus commander a

Sunday, November 20, 2016

Friday, November 18, 2016

Le Livre et la Voix


Le Livre d’Héraclite comportait, comme celui de Mallarmé, des blancs, mais ils n’avaient pas la même valeur : pour ce dernier, il s’agissait d’espacer la lecture, de lui ménager des pauses spéculatives ; alors que, chez l’Obscur, ces lacunes marquent l’espace à venir. Dans un sens un peu outré, il est à l’image du « feu toujours brûlant » et donc – un « donc » qui ne relève pas d’un syllogisme – il peut continuer à se transformer ad vitam aeternam.  Si ce Livre ne subsiste plus que sous forme de morceaux cités par divers lecteurs, à différentes époques, pour différents motifs (car on ne cite jamais sans raison), comment ne pas reconnaître cette voix unique qui porte, mieux encore que la Sibylle, à plus deux millénaires de distance ? C’est pourquoi je suis tenté de traduire « logos » par « voix ». Elle en a toute l’autorité, la vigueur, la franchise (« la franchise première », dit Rimbaud). Bien sûr ce n’est surtout pas une voix, rien de vocal, et c’est pourtant ce qui s’entend. Privilège et malheur du philosophe qui n’a pas besoin de se connecter à la prochaine borne : il invente la connexion universelle inaudible, intangible, invisible : une forme aigüe de déliaison, de dissolution, qu’il appelle pour commencer l’analyse. Si le lecteur survit à cette attaque aux points sensibles (ce à quoi personne ne pense d’ordinaire), il est mûr pour tout entendre d’une autre oreille. Et cette voix dit : Si tu m’écoutes, mais pas moi, juste ce logos, cette musique, (bien plus encore que logique), alors tu sauras que tous ne font qu'un. 

Tuesday, November 15, 2016

C’est tout le système qui est pourri


C’est tout le système qui est pourri. Mais une fois qu’on a dit ça, on n’est pas mieux loti; plutôt un peu plus mal, car si on est seul contre tous, on ne peut pas être seul contre un système. C’est là où il triomphe au contraire : personne ne peut rien contre lui sans être avec lui, compris en lui, même s’il reste incompris de tous. Ce qui a priori minimise singulièrement la portée des protestations. Même la déconstruction ne peut pas échapper à cette récupération : à preuve, le féminisme – qui fait croire que les minorités sont enfin respectées en devenant des instruments de pouvoir.


En y repensant, le Yes We Can de la campagne d’Obama a été la plus grosse escroquerie du XXIe siècle ; ce soir, je ne manquerai pas de regarder son discours de l'Etat de l'Union, juste pour voir si sa rhétorique est restée la même. Quand j’ai pris la nationalité américaine, c’était jouer la carte d’un avenir qui ne pouvait être que meilleur car Katrina avait réveillé le pays, qui commençait à ouvrir les yeux sur les mensonges qu’on lui avait fait avaler, à commencer par la guerre en Irak ; c’est à ce moment que j’ai pris en considération sérieusement le fragment de Héraclite sur la guerre père de tout. Les élections (de 2006) amèneront les Démocrates au Sénat mais ça ne changera rien avant la montée surprise d’Obama aux primaires de janvier 2008. Six ans plus tard, ce pays en est revenu à un degré de nuisance extrême ; ils ont tout pollué, et je ne parle évidemment pas en premier des universités – plus elles sont propres et riches, plus elles sont abjectes. (2014)

Saturday, November 12, 2016

Friday, November 11, 2016

Post mortem


DK B110, M71. Marc-Aurèle, Pensées, IV, 46.  

ἀνθρώποις γίνεσθαι ὁκόσα θέλουσιν οὐκ ἂμεινον.


« Pour les hommes, qu’il arrive tout ce qu’ils désirent n’est pas le meilleur (sort)»