Thursday, January 9, 2014

Justice sera faite des faussaires et faux-témoins.

Héraclite, fragment 19 (Marcovich)

Δικη καταληψεται ψευδων τεκτονας και μαρτυρας

"Dikè [que l'on peut et ne peut pas traduire par "Justice"] appréhendera les fabricateurs de faux et les faux-témoins."

Le témoin qui corrobore des faux est aussi coupable que celui qui les a forgés de toutes pièces, car le témoignage valide et confirme ces faux en les donnant pour vrais.

En grec, « pseudos » se dit de ce qui se donne pour vrai (incontestable, irrécusable) mais ne l’est en aucun cas ; le mensonge ne consiste jamais à travestir la vérité, mais à en prendre l’apparence, à avoir le plus possible l’air vrai [1]. C’est en quoi le faussaire et le faux-témoin vont plus loin que le simple fabulateur ou le témoin qui raconte des salades par ignorance ou en pleine confusion mentale. C’est l’intention d’avoir l’air vrai qui transforme le faux en une atteinte à la justice. Ce qui veut dire qu’il n’y a pas de différence entre vérité et justice; ainsi le témoin doit jurer de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité : toute et rien que, voilà la Marque de la vérité, on ne peut rien lui ajouter ou retrancher, car elle est un tout indivisible. Dire une partie de la vérité, c’est déjà la fausser, l’aliéner en son intégrité ou intégralité.

Dikè, (qu'il ne faut pas confondre avec le royaume du droit), c’est cette instance non-phénoménale qui montre, c’est-à-dire dit ce qui se montre tel qu’il se montre. Elle montre d’abord les fabricateurs de faux et les faux-témoins comme tels (où l’on voit qu’il n’est pas possible de séparer le faire et le dire : le grec δεικνυμι se traduira par le latin dicere). Elle les convaincra de fausseté en les exposant aux yeux de tous comme des faux-monnayeurs. Reste à savoir le sens du futur: avant ou après la mort? Comme c’est Clément d’Alexandrie qui cite, on lie ce futur au contexte chrétien du Jugement Dernier. Marcovich prétend que non, ce jugement arrivera du temps du vivant des faussaires, car sinon il n’y aurait pas de justice sur terre.  Or c’est bien à cela qu'on peut discerner la justice, qu'il n'y en a pas actuellement, présentement, ou qu'elle n'est qu'à venir, en mémoire des injustices présentes; ce que dit un autre fragment : qu’ils (les hommes) ne connaîtraient même pas le nom de « Dikè » s’il n’y avait constamment des injustices qui se commettaient. L’injustice blesse, fait mal ; la justice ne se voit pas plus que la santé, ou elle ne se voit que dans les torts subis et infligés. En un sens, elle finira bien par rattraper les injustes, ne serait-ce que le jour où ils seront exposés à la ruine, inscrite au départ de la condition humaine. C’est justement parce qu’il n’y a pas d’au-delà où les uns seraient récompensés et les autres punis, ni enfer ni paradis de "récompense", que la justice finit toujours par prévaloir, dans la mesure même où elle ne finit jamais, comme le feu "toujours vivant", au contraire des « histoires » humaines. 

Dikè n’est pas si différente du Dieu d’Israël, ce qui ne fait pas de Héraclite un Juif, mais interdit de le christianiser. Vérité et Justice ne font qu’un, ce qui dénonce tous les systèmes judiciaires modernes, fussent-ils les plus démocratiques, comme des faussaires. Réparer le mal commis en commettant un mal égal ou même supplémentaire (l’internement, la prison, le bagne, etc.) est une idée chrétienne qui a commis plus de mal que les sept plaies d’Egypte…  




[1] Voir Jacques Derrida, Donner le temps : La Fausse-Monnaie (Paris, 1991) et MFM, « L’air de rien » (Po&sie, 1998).

Monday, January 6, 2014

Morceau de Musique.

C’était un morceau de musique, un vrai, avec des silences, que celui-là avait envoyé à l’époque où il écrivait en colonnes. Ce n’était pas un morceau instrumental ni même une pièce écrite, car il n’a jamais su le solfège ni déchiffrer une partition, même rudimentaire. Un sens inné du moment venu, du temps accordé — un accord qui résonne en dissonance d'avec tout ensemble, qui traverse tout sans s'attarder outre mesure car même le soleil ne dépassera pas ses limites. La flamme du feu toujours vivant élève les vivants à leur mortelle immortalité : Shut your eyes and see, oui, vois qu'il n'y a rien à voir, mais que c’est cela même, voir : toucher ce Rien-là, de même que tout ce que voit l'oeil éveillé est la mort, θανατος. L'œil qui s'ouvre à travers l'écorce de pierre (image de la prison fausse commune) se transforme en une bouche qui se révulse ; les ψυχαι coassent dans la coquille vide des oreilles désaffectées ; et, dans la nuit surpeuplée de sifflements, craquements, hurlements, l’œil s'ouvre toujours plus en matrice torsadée, vulve vorace, vomissant la bile noire des morts, des momies corsetées dans leurs bandages d’argent. Il faut donc se laisser emporter, sur cette rivière où l'on n'entrera ni deux ni même une seule fois (une seule supposant toujours son double (n)ombreuse) avec tout le reste qui ne reste pas, dépouille désarticulée, désossée, invertébrée, par des mains qui seraient aussi des antennes, des pinces, des pensées, à tourner comme figurines de ballerine dans les boîtes à musique des enfants insomniaques, des idiots invétérés, soufflés comme des bulles de verre au moindre effleurement du λογος resté incompris de tous, s'il a déjà tout compris de son un-différence, et pourtant, quelqu'un contredirait tout cela, accuserait l'autre de magie, criait en réalité cet autre qui n'était précisément qu’un tour de plus, en vérité le plus redoutable, de la part de cette voix, muette et implacable, qui veille au grain, sans cesse ni casse, résiste envers et contre tout, & se cabre enfin.
Extrait d'Ajournal (2007).