Saturday, December 1, 2018

Le dernier voyage d'Ulysse


Le dernier voyage d’Ulysse


Le seul moyen de racheter la faute d'écrire est d'anéantir ce qui est écrit. Mais cela ne peut être fait que par l'auteur; la destruction laissant l'essentiel intact, je puis, néanmoins, à l'affirmation lier si étroitement la négation que ma plume efface à mesure ce qu'elle avança. Elle opère, alors, en un sens, ce qu'opère généralement "le temps" -- qui, de ses édifices multipliés, ne laisse subsister que les traces de la mort. Je crois que le secret de la littérature est là, et qu'un livre n'est beau qu'habilement paré de l'indifférence des ruines.[i]


Homme infortuné, au nom à venir,
Plante ta rame en ce lieu désert
Où elle grimpera au ciel de ses rameaux verts.

Sur la plage d'où nul n'est revenu,
Jurant en vers et contre tout,
L’amer père de la mère fit serment de t'abandonner
Au mauvais œil.

Neige dehors, les pieds devant,
Tu dérivais emporté par les courants,
De récifs en havres, roulé par les vagues
Du barde aveugle.

Le temps de Noël sur terre, ton amante t'avait jeté bas
Des marches de l'histoire, relégué
En un dortoir sombre, puant les pieds.

Au revoir, son cashmere à même la poitrine nue,
Baiser sans le dire. Plus tard, tu glissais sur les traîneaux
d'Erzurum. Mesurant la vitesse du vent et des mosquées bleues.

Il n'y aurait rien eu d'autre,
Rien que cette pièce muette
Que chacun est contraint de répéter chaque jour
Pour se procurer un paquet de survie.

Images solitaires en déroute,
Elle son cashmere sur la poitrine nue,
Et, dessous, elle ne portait rien.

Rien que des vers, des sillons revenant
L'un sur l'autre.
Côte-des-Neiges juste pour voir les neiges.
Côte Sainte-Catherine, pour la ruine.
Taire toute mélodie, toute.

Lorsque le loquet s'est refermé, dans la chambre obscure,
Tu es resté immobile, cloué sur place :
Tu était déjà entré dans le délit
Mais pas encore au mitan du lit.

Sur le parvis de minuit, c'était elle, l'Apparue,
Jambes nues : un effet de pur rythme.
Tu l'as soulevée, portée à bout de bras,
A travers la place vide du Trocadéro.

Comment dire, les mots s'envolent
Autour de la flaque d’eau,
Fondant en larmes.

Ma monade, ma nomade.

Il n'y aurait plus pour le dire que le désir.

Marchant sur les crottes de mouton,
Le torrent roulant ses blocs limpides,
Tu fis la nuit éclater un ciel d'été.

Savoir quand serait folie.

Viens, dit-elle,
Et dix mille ans après tu bandais
Comme un pendu.

Déclouer le paradis pour en faire un enfer.
Tu tiens le système, la chanson:
La lyre brisée résonne contre les murs de pierre sèche.

Le temps se dépassant, et nul ne sachant ce qu'il y a
De l'autre côté. Mais s'il n'y avait pas d'autre rive?
Rien que la traversée?

Ainsi cela verse, barque et passeur,
Dans le noir d'absolu, le même
Verso montrant son autre versant
Sans endroit, rien que l'en-vers.

Vers morts engendrant vers vivants.[ii]

La vérité qui nous entoure avec ses anges pleurant.[iii]

Je t'appelle depuis le lointain
Où tous les visages s'effacent hormis le tien.

Il est beaucoup plus tard que jamais.

Langue morte pour réveiller les vivants.

Anneau, alliance fiançant au point du jour.

Ni lieu, ni temps ne conviennent au mal d'habiter sur cette seule Terre
Qui ne nous est dévolue ni n'a été inventée par personne.

Ulysse, prends ta rame une dernière fois,
Même si tu as perdu toute foi en toi.

.Montréal, hiver 1992.





[i] Georges Bataille, L'Abbé C. (Œuvres complètes, Gallimard, III. p.336).
[ii] Ezra Pound, Cantos XIV.
[iii] Arthur Rimbaud, Une Saison en enfer.

Friday, November 9, 2018

9 novembre

Lequel fêter? Celui de la chute du Kaiser en 1918 (seule responsable de l'armistice du 11, mensonge d'une "victoire" alliée - obtenue seulement grâce aux renforts US) ou celui de la chute du Mur de Berlin en 1989 (où, cette fois, les US n'y étaient pour rien, contrairement aux déclarations tapageuse de Ronald Reagan)? Dans tous les cas, c'est une date allemande - et donc européenne - avant tout patriotisme imbécile.

J'ai choisi de célébrer un 9 novembre privé, celui de l'an 2002.


9 novembre 2002


1.         Depuis trois minutes c’est le jour du treizième anniversaire de la chute du Mur de Berlin. Un samedi. Avec le décalage horaire, ma réponse sera datée de la veille. Il faudrait faire des recherches pour savoir ce que je pouvais bien faire ce jour-là. Pas grand chose, autrement je n’aurai jamais été lire mon courrier sur mon ancienne adresse, que j’avais abandonnée depuis des années mais que je ne pouvais fermer parce que, m’avait-on expliqué en haut lieu, toutes sortes de vieux schnocks ne savaient et/ou ne voulaient pas se servir du nouveau serveur. Les protections de l’ancien serveur contre les virus étaient notoirement trop faibles. Preuve, cette lettre d’une lectrice un peu toquée, mais pas plus, somme toute, que l’auteur de cette phrase qu’elle cite : Il n’y avait vraiment rien à voir et je l’avais toujours su. Ou bien il fallait inventer un autre regard, un autre sens et une autre image.
J’avais donc écrit cela, et dix ans après la publication d’un livre qui avait passé presque complètement inaperçu, mes mots me revenaient, renvoyés par une jeune femme qui déclarait avoir le même âge, 27 ans, que le corps du poète suicidé le 3 novembre 1914, après la boucherie de Groddek. Mes mots me revenaient, déjà plus tout à fait les miens, déjà devenus les siens, « votre phrase pourrait être la mienne », elle écrit à cet auteur inconnu que ce qu’il dit, c’est ce qu’elle cherche à dire dans ses photographies, mais elle, n’écrit pas, elle photographie, écrit la lumière. Elle terminait ainsi : « Merci de m’avoir lu et j’espère à bientôt. » C’est sur ce merci que commençait ma réponse : « D’abord, et pour vous citer, merci de m’avoir lu (se faire lire est parfois un genre de terrorisme, c’est d’ailleurs pourquoi je préfère les lettres de lecteurs inconnus). »  J’omettais d’indiquer que le bout de phrase sur le terrorisme n’est pas de moi, mais cela découle déjà de sa structure grammaticale, avec un sujet à l’infinitif. Se faire lire, est-ce un attentat — à la pudeur, au quant à soi ? Est-ce que cela se fait, lire ? Et comment cela se fait-il avec Georg Trakl, puisque c’est son Tombeau qui l’avait incitée à écrire une longue lettre à l’auteur, pour elle un parfait inconnu, dont elle ignorait tout, le visage comme l’âge.

2.         Ecrire, s’écrire. Ce n’était pas un jeu, et ce n’était pas davantage autre chose qu’un jeu, mais sans règles, et sans but immédiat. Comme un enfant laissé tout seul joue avec n’importe quoi, même des objets imaginaires. Et n’est-il pas étrange de communiquer autour de quelqu’un qui a écrit qu’on ne peut absolument pas communiquer ? Trakl à l’âge de l’internet ! Elle voulait habiter quelque temps le pays du poète, l’Autriche. Vous ne comprenez pas mon désir d’aller là-bas. Comme vous, je sais qu’il n’y aura peut-être rien à voir. Imaginez-vous Verdun lors de la première guerre mondiale ? Maintenant des champs cultivés, quelques renards, des myriades d’insectes, de temps à autre passe un tracteur, des hameaux, des villes. Les hommes oublient si vite, malgré tous les mémoriaux.  Sa prison était en lui, écrivait-elle aussi. Son fardeau, ce corps trop lourd de chair et de mort à venir. Il était apatride, apatride de l’humanité. Trop différent. L’humanité peut-elle être considérée comme une patrie ? Fait-on forcément partie de l’humanité dès lors qu’on naît homme ou femme ? Questions laissées sans réponse. Aussi bien la donnent-elles par leur ton même : non, on ne saurait prendre l’humanité pour une patrie, ni d’ailleurs une fratrie ; non, on ne fait pas forcément partie de l’humanité du seul fait qu’on est né homme ou femme ou alors c’est forcément. C’est le mot qui lui avait déjà échappé avant, au moment où elle parle de sa vision de la vie très particulière — je n’ai pas une vision de la vie, c’est la mort qui est dans ma vision. Cette vision qu’elle partage donc avec celui qui disait qu’il est impossible de rien partager avec qui que ce soit, cette vision qu’elle n’a jamais pu rencontrer chez personne, sauf chez lui qui n’a pas de chez soi, n’appartient à aucune communauté, pas même à l’humanité dans son ensemble (purement abstrait). Ses poèmes parlent cependant assez de lui, forcément, avec force et comme ayant été forcés. Forcés par qui ? Rêve-t-elle de le pénétrer avec force et, en plus, comble de l’art, comme ayant été forcée ?  C’est une identification un peu idiote mais non idolâtre, écrit-elle aussi. Mais de qui avec qui ? Et qui est l’idiot ? Quand elle écrit qu’elle a aimé vous écouter parler de lui, ne vous semble-t-elle pas avoir eu des voix : comme la voix d’un ami très ancien qui m’aurait parlé d’un ami commun que nous adorions, et que nous avions perdu, écrit-elle. Tellement perdu que nous ne l’avions pas connu. De quel ami parle-t-elle ? Quel est cet ami commun ? Commun à qui, si personne ne semble le connaître ou même l’avoir connu ? Il ressemble par trop à l’ami très ancien qui parle de lui, l’ami commun, que nous adorions, première apparition de ce singulier pluriel, nous. En même temps, l’ami très ancien n’est pas l’ami perdu. Ce n’est pas le poète, dont elle parle avec comme la voix. L’ami inconnu très ancien, celui de toujours, pas moi, juste la voix, moins que rien.

3.         Je ne vous ai jamais vu en photo, c’est ce qu’elle écrit, elle, la photographe. Je ne m’imagine même pas un instant l’apparence que vous pouvez revêtir. Je n’y pense pas beaucoup moi non plus. Par contre je voulais la voir, elle. Pas juste ses photos, que j’avais pu voir sur son site. J’aime beaucoup m’y promener, lui écrivais-je, c’est un beau paysage. Pourtant, j’ai un rapport conflictuel avec la photo. Pourquoi alors lui demander une photo d’elle, comme honteusement, je n’ose pas vous demander mais je vous demande quand même, pardon, comme si c’était une grossièreté, une faute de goût, je veux vous voir, pas juste vous écrire. Vos lettres et vos écrits vous immatérialisent. Je ne m’imagine même pas un instant l’apparence que vous pouvez revêtir. On revêt des apparences comme on enfile chaque matin, sans trop y penser, nos habits posés au pied du lit. Comme si, par ailleurs, le sujet pouvait exister nu, dénué de toute apparence. Pourtant c’est bien ainsi qu’elle me voyait : pas en photo, mais noyé dans la brume, Il existe une brume tendue dans l’espace et le temps qui fait de vous une sorte d’esprit intangible. La brume qui noie ses propres photos, son paysage où l’humain disparaît, bu comme une tache par un buvard. Il n’y a pas un être humain dans sa vision de la vie qui est aussi celle de la mort. Personne, rien que des éléments du paysage, comme des rochers inévitables, des blocs trop lourds à transporter, qu’on n’a pas le temps ou la force d’arranger.

Saturday, November 3, 2018

Psaume


Psaume

Il est une lumière, que le vent a éteinte.
Il est une taverne, que dans l’après-midi l’on quitte soûl.
Il est une vigne, brûlée et noire avec des trous pleins de fils.
Il est une chambre, qu’ils ont blanchie au lait.
L’Insensé est mort. Il est une île des mers du Sud,
Pour recevoir le dieu Soleil. Le tambour bat.
Les hommes y dansent la guerre.
Les femmes remuent les hanches en des torsions de liane et des fleurs de feu,
Quand l’océan chante. O notre paradis perdu.

Les nymphes ont abandonné les forêts d’or.
On enterre l’Etranger. Alors se lève une bruine.
Le fils de Pan apparaît sous la forme d’un travailleur, qui roupille à midi sur
l’asphalte calciné.
Il est dans une cour des petites filles en hardes pleines d’une pauvreté à briser le cœur !
Il est des chambres, riches d’accords et de sonates.
Il est des ombres, qui s’embrassent devant un miroir aveuglé.
Aux fenêtres de l’hôpital se réchauffent les convalescents.
Un vapeur blanc sur le canal apporte des maladies sanglantes.

La sœur étrangère apparaît à nouveau dans les mauvais rêves de quelqu’un.
Reposant dans la coudraie elle joue avec ses[1] étoiles.
L’étudiant, peut-être un double, la regarde longtemps de la fenêtre.
Derrière lui se tient son frère mort, ou il descend le vieil escalier à vis.
Dans l’obscur de châtaigniers bruns pâlit la forme du jeune novice.
Le jardin verse au soir. Au croisement battent des ailes les chauve-souris.
Les enfants du gardien s’arrêtent de jouer et cherchent l’or du ciel.
Accord final d’un quartet. La petite aveugle court en tremblant par l’allée,
Et plus tard son ombre frôle à tâtons les murs froids, enceints de marches et légendes
sacrées.

Il est un bateau vide, qui s’enfonce au soir d’un canal noir.
Dans la ténèbre du vieil asile choient des ruines humaines.
Les orphelines mortes reposent auprès du mur du jardin.
De chambres grises sortent des anges aux ailes tachées de boue.
Des vers gouttent de leurs paupières jaunies.
La place devant l’église est sombre et silencieuse, comme aux jours d’enfance.
Sur des semelles d’argent glissent des vies antérieures,
Et les ombres des damnés déclinent vers les étangs soupirants.
En son tombeau le blanc magicien joue avec ses serpents.

Silencieux sur le calvaire s’ouvrent de Dieu les yeux d’or.

Georg Trakl


[1] Les étoiles de “quelqu’un” (jemand).