Friday, November 9, 2018

9 novembre

Lequel fêter? Celui de la chute du Kaiser en 1918 (seule responsable de l'armistice du 11, mensonge d'une "victoire" alliée - obtenue seulement grâce aux renforts US) ou celui de la chute du Mur de Berlin en 1989 (où, cette fois, les US n'y étaient pour rien, contrairement aux déclarations tapageuse de Ronald Reagan)? Dans tous les cas, c'est une date allemande - et donc européenne - avant tout patriotisme imbécile.

J'ai choisi de célébrer un 9 novembre privé, celui de l'an 2002.


9 novembre 2002


1.         Depuis trois minutes c’est le jour du treizième anniversaire de la chute du Mur de Berlin. Un samedi. Avec le décalage horaire, ma réponse sera datée de la veille. Il faudrait faire des recherches pour savoir ce que je pouvais bien faire ce jour-là. Pas grand chose, autrement je n’aurai jamais été lire mon courrier sur mon ancienne adresse, que j’avais abandonnée depuis des années mais que je ne pouvais fermer parce que, m’avait-on expliqué en haut lieu, toutes sortes de vieux schnocks ne savaient et/ou ne voulaient pas se servir du nouveau serveur. Les protections de l’ancien serveur contre les virus étaient notoirement trop faibles. Preuve, cette lettre d’une lectrice un peu toquée, mais pas plus, somme toute, que l’auteur de cette phrase qu’elle cite : Il n’y avait vraiment rien à voir et je l’avais toujours su. Ou bien il fallait inventer un autre regard, un autre sens et une autre image.
J’avais donc écrit cela, et dix ans après la publication d’un livre qui avait passé presque complètement inaperçu, mes mots me revenaient, renvoyés par une jeune femme qui déclarait avoir le même âge, 27 ans, que le corps du poète suicidé le 3 novembre 1914, après la boucherie de Groddek. Mes mots me revenaient, déjà plus tout à fait les miens, déjà devenus les siens, « votre phrase pourrait être la mienne », elle écrit à cet auteur inconnu que ce qu’il dit, c’est ce qu’elle cherche à dire dans ses photographies, mais elle, n’écrit pas, elle photographie, écrit la lumière. Elle terminait ainsi : « Merci de m’avoir lu et j’espère à bientôt. » C’est sur ce merci que commençait ma réponse : « D’abord, et pour vous citer, merci de m’avoir lu (se faire lire est parfois un genre de terrorisme, c’est d’ailleurs pourquoi je préfère les lettres de lecteurs inconnus). »  J’omettais d’indiquer que le bout de phrase sur le terrorisme n’est pas de moi, mais cela découle déjà de sa structure grammaticale, avec un sujet à l’infinitif. Se faire lire, est-ce un attentat — à la pudeur, au quant à soi ? Est-ce que cela se fait, lire ? Et comment cela se fait-il avec Georg Trakl, puisque c’est son Tombeau qui l’avait incitée à écrire une longue lettre à l’auteur, pour elle un parfait inconnu, dont elle ignorait tout, le visage comme l’âge.

2.         Ecrire, s’écrire. Ce n’était pas un jeu, et ce n’était pas davantage autre chose qu’un jeu, mais sans règles, et sans but immédiat. Comme un enfant laissé tout seul joue avec n’importe quoi, même des objets imaginaires. Et n’est-il pas étrange de communiquer autour de quelqu’un qui a écrit qu’on ne peut absolument pas communiquer ? Trakl à l’âge de l’internet ! Elle voulait habiter quelque temps le pays du poète, l’Autriche. Vous ne comprenez pas mon désir d’aller là-bas. Comme vous, je sais qu’il n’y aura peut-être rien à voir. Imaginez-vous Verdun lors de la première guerre mondiale ? Maintenant des champs cultivés, quelques renards, des myriades d’insectes, de temps à autre passe un tracteur, des hameaux, des villes. Les hommes oublient si vite, malgré tous les mémoriaux.  Sa prison était en lui, écrivait-elle aussi. Son fardeau, ce corps trop lourd de chair et de mort à venir. Il était apatride, apatride de l’humanité. Trop différent. L’humanité peut-elle être considérée comme une patrie ? Fait-on forcément partie de l’humanité dès lors qu’on naît homme ou femme ? Questions laissées sans réponse. Aussi bien la donnent-elles par leur ton même : non, on ne saurait prendre l’humanité pour une patrie, ni d’ailleurs une fratrie ; non, on ne fait pas forcément partie de l’humanité du seul fait qu’on est né homme ou femme ou alors c’est forcément. C’est le mot qui lui avait déjà échappé avant, au moment où elle parle de sa vision de la vie très particulière — je n’ai pas une vision de la vie, c’est la mort qui est dans ma vision. Cette vision qu’elle partage donc avec celui qui disait qu’il est impossible de rien partager avec qui que ce soit, cette vision qu’elle n’a jamais pu rencontrer chez personne, sauf chez lui qui n’a pas de chez soi, n’appartient à aucune communauté, pas même à l’humanité dans son ensemble (purement abstrait). Ses poèmes parlent cependant assez de lui, forcément, avec force et comme ayant été forcés. Forcés par qui ? Rêve-t-elle de le pénétrer avec force et, en plus, comble de l’art, comme ayant été forcée ?  C’est une identification un peu idiote mais non idolâtre, écrit-elle aussi. Mais de qui avec qui ? Et qui est l’idiot ? Quand elle écrit qu’elle a aimé vous écouter parler de lui, ne vous semble-t-elle pas avoir eu des voix : comme la voix d’un ami très ancien qui m’aurait parlé d’un ami commun que nous adorions, et que nous avions perdu, écrit-elle. Tellement perdu que nous ne l’avions pas connu. De quel ami parle-t-elle ? Quel est cet ami commun ? Commun à qui, si personne ne semble le connaître ou même l’avoir connu ? Il ressemble par trop à l’ami très ancien qui parle de lui, l’ami commun, que nous adorions, première apparition de ce singulier pluriel, nous. En même temps, l’ami très ancien n’est pas l’ami perdu. Ce n’est pas le poète, dont elle parle avec comme la voix. L’ami inconnu très ancien, celui de toujours, pas moi, juste la voix, moins que rien.

3.         Je ne vous ai jamais vu en photo, c’est ce qu’elle écrit, elle, la photographe. Je ne m’imagine même pas un instant l’apparence que vous pouvez revêtir. Je n’y pense pas beaucoup moi non plus. Par contre je voulais la voir, elle. Pas juste ses photos, que j’avais pu voir sur son site. J’aime beaucoup m’y promener, lui écrivais-je, c’est un beau paysage. Pourtant, j’ai un rapport conflictuel avec la photo. Pourquoi alors lui demander une photo d’elle, comme honteusement, je n’ose pas vous demander mais je vous demande quand même, pardon, comme si c’était une grossièreté, une faute de goût, je veux vous voir, pas juste vous écrire. Vos lettres et vos écrits vous immatérialisent. Je ne m’imagine même pas un instant l’apparence que vous pouvez revêtir. On revêt des apparences comme on enfile chaque matin, sans trop y penser, nos habits posés au pied du lit. Comme si, par ailleurs, le sujet pouvait exister nu, dénué de toute apparence. Pourtant c’est bien ainsi qu’elle me voyait : pas en photo, mais noyé dans la brume, Il existe une brume tendue dans l’espace et le temps qui fait de vous une sorte d’esprit intangible. La brume qui noie ses propres photos, son paysage où l’humain disparaît, bu comme une tache par un buvard. Il n’y a pas un être humain dans sa vision de la vie qui est aussi celle de la mort. Personne, rien que des éléments du paysage, comme des rochers inévitables, des blocs trop lourds à transporter, qu’on n’a pas le temps ou la force d’arranger.

Saturday, November 3, 2018

Psaume


Psaume

Il est une lumière, que le vent a éteinte.
Il est une taverne, que dans l’après-midi l’on quitte soûl.
Il est une vigne, brûlée et noire avec des trous pleins de fils.
Il est une chambre, qu’ils ont blanchie au lait.
L’Insensé est mort. Il est une île des mers du Sud,
Pour recevoir le dieu Soleil. Le tambour bat.
Les hommes y dansent la guerre.
Les femmes remuent les hanches en des torsions de liane et des fleurs de feu,
Quand l’océan chante. O notre paradis perdu.

Les nymphes ont abandonné les forêts d’or.
On enterre l’Etranger. Alors se lève une bruine.
Le fils de Pan apparaît sous la forme d’un travailleur, qui roupille à midi sur
l’asphalte calciné.
Il est dans une cour des petites filles en hardes pleines d’une pauvreté à briser le cœur !
Il est des chambres, riches d’accords et de sonates.
Il est des ombres, qui s’embrassent devant un miroir aveuglé.
Aux fenêtres de l’hôpital se réchauffent les convalescents.
Un vapeur blanc sur le canal apporte des maladies sanglantes.

La sœur étrangère apparaît à nouveau dans les mauvais rêves de quelqu’un.
Reposant dans la coudraie elle joue avec ses[1] étoiles.
L’étudiant, peut-être un double, la regarde longtemps de la fenêtre.
Derrière lui se tient son frère mort, ou il descend le vieil escalier à vis.
Dans l’obscur de châtaigniers bruns pâlit la forme du jeune novice.
Le jardin verse au soir. Au croisement battent des ailes les chauve-souris.
Les enfants du gardien s’arrêtent de jouer et cherchent l’or du ciel.
Accord final d’un quartet. La petite aveugle court en tremblant par l’allée,
Et plus tard son ombre frôle à tâtons les murs froids, enceints de marches et légendes
sacrées.

Il est un bateau vide, qui s’enfonce au soir d’un canal noir.
Dans la ténèbre du vieil asile choient des ruines humaines.
Les orphelines mortes reposent auprès du mur du jardin.
De chambres grises sortent des anges aux ailes tachées de boue.
Des vers gouttent de leurs paupières jaunies.
La place devant l’église est sombre et silencieuse, comme aux jours d’enfance.
Sur des semelles d’argent glissent des vies antérieures,
Et les ombres des damnés déclinent vers les étangs soupirants.
En son tombeau le blanc magicien joue avec ses serpents.

Silencieux sur le calvaire s’ouvrent de Dieu les yeux d’or.

Georg Trakl


[1] Les étoiles de “quelqu’un” (jemand).