Tuesday, October 16, 2018

Mythologie scientiste

Se déploie partout toute une mythologie scientiste : que la Machine va directement lire l’image rétinienne de chacun et en tirer toutes les conclusions sur nos intentions. Haptique-optique : fumisterie. Personne ne peut lire dans la tête de l’autre, a fortiori pas une machine qui ne peut voir que ce qu’elle connaît, c’est-à-dire a déjà reconnu. Ou bien elle verra que je vois mal, environ seize heures par jour, comme les galériens dans le texte de Hugo que j’ai encore une fois démoli, cette fois en appelant à l’aide Foucault dénonçant le « grand enfermement » qui date bien de l’époque de Descartes : la Raison enferme la folie pour qu’elle soit exempte de tout dérangement, parfaite et omnipuissante - un vrai Dieu. Sans voir la folie de cette Raison qui a toujours raison de tout, même de la-vie-la-mort, pour parler comme Derrida qui n’aimerait pour rien au monde revenir dans le monde qu’il a quitté, juste à temps, on dirait bien. C’est un monde totalement factice. « It’s a fact », claironnent-ils avec cette autorité impayable que prête illusoirement l’évidence – cela même que tous les philosophes sérieux, de Platon à Heidegger – mais il faut commencer par Héraclite – ont tenu pour l’ennemi mortel de toute pensée. Même l’évidence telle que Descartes la pense n’a rien d’évident, surtout à son époque où l’on tenait les salades théologiques pour des évidences indiscutables. Si quelqu’un pouvait lire dans ma rétine ce que je pense, au moment même où je le pense, ce serait une pensée rétinienne, ce que Duchamp voulait bannir de l’art. Même une image a toujours rapport à autre chose, qu’il s’agit d’imaginer, c’est-à-dire concevoir et représenter en même temps ; imaginer consiste à faire cette synthèse spatio-temporelle alors que la rétine ne connaît pas le temps – le supprime – n’est jamais en retard ou en avance. Toucher et vue se passent du temps – c’est pourquoi ils se suppléent si facilement l’un l’autre.

Préambule (esquisse)


Préambule

Rire : Démocrite, se moquant du « monde » ; pleurs : Héraclite, déplorant la stupidité du genre humain[1]. Ce sont des postures assez voisines, selon la loi des contraires qui s’échangent sans cesse. Il n’est donc pas exclu qu’Héraclite se soit moqué de ses concitoyens et de ses « confrères »[2]. Tenait-il donc tant à rester, comme la physis, « caché », alors même que chacun pouvait aller le voir, et même venait de loin rien que pour cela ? Se faisait-il ainsi désirer ? En tout cas, il ne donne nulle part d’indications quant à la « méthode » à suivre – quel chemin prendre pour « arriver » là où lui seul semble parvenu. A moins que nous (Modernes, depuis le Discours de la Méthode) ne puissions plus comprendre ce qu’un fragment dit en toute clarté : que ce qu’il y a à trouver ne se situe pas au bout du chemin, mais chemin faisant. Il n’y a donc pas de chemin déjà là, qu’on puisse suivre tranquillement, assuré d’arriver au bout. Il n’y a pas d’initiés ni d’initiation, il n’y a que des orientations et des désorientations, qui se conjuguent et se contrarient selon le temps.
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J’efface tout un passage sur les initiés (des Mystères) parmi lesquels il est d’usage de ranger Héraclite ; ce qui n’a probablement pas plus d’importance que son sang royal : un simple rite imposé par les circonstances, toujours secondaires au regard des questions fondamentales : y a-t-il une initiation au sophon ? Si celui-ci est dit « séparé de tous », le penseur n’est pas plus avancé qu’un autre quidam ; autrement, il devrait s’identifier à cette « sagesse », et cesser par là d’être un homme parmi les autres. Même le « meilleur » n’est que le meilleur des hommes. Il faut donc pour accéder au sophon se départir de toute humanité ? Est-ce seulement possible – sans parler de désirable ? Aussi bien Héraclite ne propose-t-il aucune déshumanisation, mais son logos exige, pour être entendu, de cesser de prendre l’humanité (le genre humain) pour une évidence déjà acquise et surtout pour le centre de l’univers. L’anthropocentrisme, voilà l’ennemi à combattre. A quoi bon, par exemple, faire passer les hommes pour des Immortels alors que les seuls considérés tels (par les mortels) sont morts depuis des lustres ? Seul le feu « toujours vif » peut les rendre, un temps forcément limité, immortels : ils rayonnent alors, mais ce qui les fait rayonner ne peut être approprié par aucun, pas même Héraclite – qui finit sa vie misérablement et non dans une mise en scène soigneusement agencée, comme firent Empédocle en se jetant dans le volcan (mais laissant ses sandales d’or au bord) ou Socrate en avalant la cigüe  A la fin, c’est toujours misérable ; que la mort soit héroïque ou lâche ne changera rien à la nécessité de dissimuler, brûler ou enterrer le corps livré à la décomposition.

Tout cela pour insister sur ce neutre, to sophon, auquel ni masculin ni féminin ne peuvent s’identifier. La « sagesse » consisterait plutôt à s’en écarter, comme si c’était une folie dangereuse. Ce que c’est, peut-être, mais aux yeux de qui ? Des « autres hommes » qui ne peuvent même pas soupçonner l’étendue de leur incompréhension ?  

En principe, sagesse se traduit par modération : un juste milieu entre les extrêmes… alors qu’il en va tout différemment avec « ce » logos qui non seulement ne cherche pas à réduire les extrêmes, mais les aime au point de les dire mêmes. Et pourtant il dénonce aussitôt les excès (l’hybris), qu’il faut éteindre plus encore qu’un incendie, toute démesure consistant justement à perdre la mesure de l’ensemble, en n’allant qu’à un seul bout du spectre: chaud/froid, haut/bas, droite/gauche. Ce qu’il y a, c’est qu’il n’y a pas de moyen-terme, comme inventera la dialectique : ni médiation, ni même négation : tout en un, un en tout, sans que cet « en » désigne aucun intérieur. L’Un n’est pas le contenant, le Tout pas le contenu.

S’il y a des extrêmes, c’est comme les points diamétralement opposés d’un cercle, où l’on peut toujours intervertir les points de départ ou d’arrivée sans dommage pour l’essentiel : la circulation universelle. Laquelle n’est elle-même qu’un effet du logos qui a embrassé l’ensemble, et pour cela a dû s’en soustraire. Toujours la même logique : les contraires sont tous relatifs à un absolu sans contraire. Du coup, c’est le « sans » qui gouverne la  logique exactement comme la Raison est elle-même sans raison[3].

Sa phrase suit une ligne droite et courbe à la fois, mais la prévalence du feu indique la verticale comme mesure de tout horizon. Or la foudre est « à double tranchant ».

Héraclite ne pense pas géométriquement ; ce qui lui importe, c’est de respecter les limites naturelles (la course du soleil, par exemple) tout en sachant que la psyché n’en a pas, « tant est profond son logos », terme qu’on ne peut évidemment pas traduire ici par « discours », pas plus que la psyché n’est vraiment l’âme – surtout telle qu’elle a été platonisée puis christianisée. Le logos de la psyché est tout simplement infini, en quoi Héraclite reste redevable à Anaximandre, le premier des penseurs grecs. Mais le terme ἂπειρον est un privatif, comme ἀλήθεια traduit par « vérité ».  Etre sans limites, ce n’est pas forcément « être », s’il faut justement des limites bien claires à tout ce qui est (apparaît ou disparaît). Donc il se peut que la psyché soit née informe, ou même qu’elle ne soit pas encore née, en attente de sa venue au Jour. Mais « en » elle, il y a (ou il veille) une puissance sans limites et pourtant non naturelle (dire « la parole » ne dit rien qu’une parole en l’air) : l’accord (ou le désaccord) possible avec tout. La psyché est « en quelque sorte », dira Aristote, presque gêné, « tout ce qui est ». En quelque sorte, c’est-à-dire dans un autre sens qu’être tel ou tel être déterminé (un arbre ou une fleur ou un être humain). Ou bien, traduit par Hegel, c’est « l’universel concret »: pas abstrait d’un tout qui lui préexisterait, et auquel elle ne ferait qu’appartenir comme une simple partie.

(Juste un mot pour dire que ça ressemble de plus en plus à du Hegel, mais sans médiations, sans échelles ou échafaudages et tout le saint-frusquin du Système de la Science que Hegel s’est donné un mal de chien pour construire, alors qu’il lui suffisait de « traduire » Héraclite. Sauf que ça a dû heurter son sens bien germanique de l’organisation. Effectivement, l’harmonie (l’accord) n’est pas une affaire d’organisation, pas plus qu’on n’y trouve des « organismes ». L’organon est venu tout droit d’Aristote avec ses fatales catégories, qui n’ont pas bougé fondamentalement même avec la réorganisation « critique » de Kant. Par exemple, celle de « substance », même temporalisée en « sujet historique » par Hegel. )



[1] Cliché datant du Moyen-Age, époque où nul ne lisait plus les Grecs (au moins, en grec).
[2] De quelle famille les penseurs pourraient-ils faire partie ?
[3] Voir Heidegger, Le Principe de raison.

Wednesday, October 10, 2018

Le peu d'or qui se trouve à force de remuer des montagnes

Jamais deux sans trois: pour faire bref (personne n'ayant le temps de chercher ce qui ne se trouve pas sur Internet), voici le fragment sur l'or; il faudrait y ajouter celui sur l'argent et l'économie, mais une autre fois. 


DK B22, M10. Clément, Stromates, IV, 2, 4, 2.

χρυσὸν οἱ διζήμενοι,  γῆν πολλὴν ὁρύσσουσι καὶ εὑρίσκουσιν ὀλίγον.

« Ceux qui cherchent de l’or remuent beaucoup de terre et en trouvent peu. ».

S'attendre à tout le contraire (Héraclite encore)

Puisque j'ai évoqué le fragment sur "l'attente" dans mon commentaire précédent sur "la recherche", autant le citer en entier tel qu'il est dans mes Fragments du Même toujours en chantier:

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DK B18, M 11. Clément, Stromates, II, 17, 4.

ἐὰν μὴ ἒλπηται ἀνέλπιστον οὐκ ἐξευρήσει, ἀνεξερεύνετον ἐὸν καὶ ἂπορον.

« Si tu ne t'attends pas à être contrarié dans tes attentes, tu ne découvriras rien,  étant donné que ce n'est pas cuit d'avance et sans apories majeures. »

Saisir la rythmique de la phrase : double négation, deux fois sur un mode différent, d’abord un μὴ adapté à la nature virtuelle de l’attente, ensuite une négation simple puisque portant sur la découverte actuelle ; pour aboutir à une double affirmation mais de termes négatifs (privatifs). Le fragment énonce une seule chose, simple et difficile à la fois : la condition pour trouver, c’est de s’attendre à être contrarié dans toutes ses attentes ; ce qui ne veut pas dire que la recherche soit désespérée - il n’y a pas vraiment de place pour l’espoir ou le désespoir dans la manière de penser des Grecs. Ou alors, comme dans le mythe de la boîte de Pandore, il est perçu comme un fléau terrible, qui engendre – forcément – le désespoir et la ruine. Espoir introduit une notion morale et même religieuse : une croyance au progrès, ou au moins, une sortie du désespoir.

Le fragment pose à l’horizon de la recherche un point inaccessible mais, dans un langage kantien, régulateur : ἂπορον nomme bien la difficulté de trouver par où passer, là où il n’y a pas de passage déjà marqué, pas de passerelle. ἀνεξερεύνετον n’est pas ici le complément du verbe « trouver » (ἐξευρήσει), mais son attribut. Le verbe reste intransitif. Ce qu’il faut trouver, c’est un chemin pour parvenir à « la chose », laquelle reste de l’ordre d’une aporie. Celle-ci ne se révèle pas tant dans l’impossibilité d’aller au-delà de la limite que dans celle de la trouver. L’aporie n’est pas une impasse dont on ne pourrait jamais sortir ; c’est plutôt une situation difficile, dont on ne se sort que difficilement parce que les voies, les chemins de traverse ne se trouvent pas en vue ; il faut les trouver d’abord. C’est un peu ce que redira Descartes avec son Discours de la Méthode : la méthode (le chemin qui va au-delà de tous les chemins battus) compte plus que toute découverte faite au hasard.