Tuesday, October 16, 2018

Préambule (esquisse)


Préambule

Rire : Démocrite, se moquant du « monde » ; pleurs : Héraclite, déplorant la stupidité du genre humain[1]. Ce sont des postures assez voisines, selon la loi des contraires qui s’échangent sans cesse. Il n’est donc pas exclu qu’Héraclite se soit moqué de ses concitoyens et de ses « confrères »[2]. Tenait-il donc tant à rester, comme la physis, « caché », alors même que chacun pouvait aller le voir, et même venait de loin rien que pour cela ? Se faisait-il ainsi désirer ? En tout cas, il ne donne nulle part d’indications quant à la « méthode » à suivre – quel chemin prendre pour « arriver » là où lui seul semble parvenu. A moins que nous (Modernes, depuis le Discours de la Méthode) ne puissions plus comprendre ce qu’un fragment dit en toute clarté : que ce qu’il y a à trouver ne se situe pas au bout du chemin, mais chemin faisant. Il n’y a donc pas de chemin déjà là, qu’on puisse suivre tranquillement, assuré d’arriver au bout. Il n’y a pas d’initiés ni d’initiation, il n’y a que des orientations et des désorientations, qui se conjuguent et se contrarient selon le temps.
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J’efface tout un passage sur les initiés (des Mystères) parmi lesquels il est d’usage de ranger Héraclite ; ce qui n’a probablement pas plus d’importance que son sang royal : un simple rite imposé par les circonstances, toujours secondaires au regard des questions fondamentales : y a-t-il une initiation au sophon ? Si celui-ci est dit « séparé de tous », le penseur n’est pas plus avancé qu’un autre quidam ; autrement, il devrait s’identifier à cette « sagesse », et cesser par là d’être un homme parmi les autres. Même le « meilleur » n’est que le meilleur des hommes. Il faut donc pour accéder au sophon se départir de toute humanité ? Est-ce seulement possible – sans parler de désirable ? Aussi bien Héraclite ne propose-t-il aucune déshumanisation, mais son logos exige, pour être entendu, de cesser de prendre l’humanité (le genre humain) pour une évidence déjà acquise et surtout pour le centre de l’univers. L’anthropocentrisme, voilà l’ennemi à combattre. A quoi bon, par exemple, faire passer les hommes pour des Immortels alors que les seuls considérés tels (par les mortels) sont morts depuis des lustres ? Seul le feu « toujours vif » peut les rendre, un temps forcément limité, immortels : ils rayonnent alors, mais ce qui les fait rayonner ne peut être approprié par aucun, pas même Héraclite – qui finit sa vie misérablement et non dans une mise en scène soigneusement agencée, comme firent Empédocle en se jetant dans le volcan (mais laissant ses sandales d’or au bord) ou Socrate en avalant la cigüe  A la fin, c’est toujours misérable ; que la mort soit héroïque ou lâche ne changera rien à la nécessité de dissimuler, brûler ou enterrer le corps livré à la décomposition.

Tout cela pour insister sur ce neutre, to sophon, auquel ni masculin ni féminin ne peuvent s’identifier. La « sagesse » consisterait plutôt à s’en écarter, comme si c’était une folie dangereuse. Ce que c’est, peut-être, mais aux yeux de qui ? Des « autres hommes » qui ne peuvent même pas soupçonner l’étendue de leur incompréhension ?  

En principe, sagesse se traduit par modération : un juste milieu entre les extrêmes… alors qu’il en va tout différemment avec « ce » logos qui non seulement ne cherche pas à réduire les extrêmes, mais les aime au point de les dire mêmes. Et pourtant il dénonce aussitôt les excès (l’hybris), qu’il faut éteindre plus encore qu’un incendie, toute démesure consistant justement à perdre la mesure de l’ensemble, en n’allant qu’à un seul bout du spectre: chaud/froid, haut/bas, droite/gauche. Ce qu’il y a, c’est qu’il n’y a pas de moyen-terme, comme inventera la dialectique : ni médiation, ni même négation : tout en un, un en tout, sans que cet « en » désigne aucun intérieur. L’Un n’est pas le contenant, le Tout pas le contenu.

S’il y a des extrêmes, c’est comme les points diamétralement opposés d’un cercle, où l’on peut toujours intervertir les points de départ ou d’arrivée sans dommage pour l’essentiel : la circulation universelle. Laquelle n’est elle-même qu’un effet du logos qui a embrassé l’ensemble, et pour cela a dû s’en soustraire. Toujours la même logique : les contraires sont tous relatifs à un absolu sans contraire. Du coup, c’est le « sans » qui gouverne la  logique exactement comme la Raison est elle-même sans raison[3].

Sa phrase suit une ligne droite et courbe à la fois, mais la prévalence du feu indique la verticale comme mesure de tout horizon. Or la foudre est « à double tranchant ».

Héraclite ne pense pas géométriquement ; ce qui lui importe, c’est de respecter les limites naturelles (la course du soleil, par exemple) tout en sachant que la psyché n’en a pas, « tant est profond son logos », terme qu’on ne peut évidemment pas traduire ici par « discours », pas plus que la psyché n’est vraiment l’âme – surtout telle qu’elle a été platonisée puis christianisée. Le logos de la psyché est tout simplement infini, en quoi Héraclite reste redevable à Anaximandre, le premier des penseurs grecs. Mais le terme ἂπειρον est un privatif, comme ἀλήθεια traduit par « vérité ».  Etre sans limites, ce n’est pas forcément « être », s’il faut justement des limites bien claires à tout ce qui est (apparaît ou disparaît). Donc il se peut que la psyché soit née informe, ou même qu’elle ne soit pas encore née, en attente de sa venue au Jour. Mais « en » elle, il y a (ou il veille) une puissance sans limites et pourtant non naturelle (dire « la parole » ne dit rien qu’une parole en l’air) : l’accord (ou le désaccord) possible avec tout. La psyché est « en quelque sorte », dira Aristote, presque gêné, « tout ce qui est ». En quelque sorte, c’est-à-dire dans un autre sens qu’être tel ou tel être déterminé (un arbre ou une fleur ou un être humain). Ou bien, traduit par Hegel, c’est « l’universel concret »: pas abstrait d’un tout qui lui préexisterait, et auquel elle ne ferait qu’appartenir comme une simple partie.

(Juste un mot pour dire que ça ressemble de plus en plus à du Hegel, mais sans médiations, sans échelles ou échafaudages et tout le saint-frusquin du Système de la Science que Hegel s’est donné un mal de chien pour construire, alors qu’il lui suffisait de « traduire » Héraclite. Sauf que ça a dû heurter son sens bien germanique de l’organisation. Effectivement, l’harmonie (l’accord) n’est pas une affaire d’organisation, pas plus qu’on n’y trouve des « organismes ». L’organon est venu tout droit d’Aristote avec ses fatales catégories, qui n’ont pas bougé fondamentalement même avec la réorganisation « critique » de Kant. Par exemple, celle de « substance », même temporalisée en « sujet historique » par Hegel. )



[1] Cliché datant du Moyen-Age, époque où nul ne lisait plus les Grecs (au moins, en grec).
[2] De quelle famille les penseurs pourraient-ils faire partie ?
[3] Voir Heidegger, Le Principe de raison.

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