DK B101, M15. Plutarque, Contre
Colotès, 1118c.
ὁ δ´ Ἡράκλειτος
ὠς μέγα τι καὶ σεμνὸν διαπεπραγμένος ἐδιζησάμην φησὶν
ἐμεωυτόν καὶ τῶν ἐν Δελφοῖς
γραμμάτων θειότατον ἐδόκει τὸ `γνῶτι σαυτόν´.
« Je me suis cherché moi-même »,
Plutarque
raconte qu’à un banquet, un certain Colotès s’était moqué de Socrate et de sa
sempiternelle question « Qu’est-ce que l’homme ? » Clément prit alors
la défense de Socrate: « Mais il est patent que cet individu (Colotès) ne
s’est jamais posé la question, alors qu’Héraclite a dit, comme ayant accompli quelque chose de grand et de grave, “je me suis cherché moi-même”,
et le “connais-toi toi-même” est tenu pour la plus divine des inscriptions à
Delphes … »
Le verbe δίζημαι signifie “chercher”.
L’oracle de Delphes ne fait qu’expliciter la méthode d’Héraclite. Pour
pouvoir « se » chercher, il semble à première vue qu’il faille se
connaître déjà. C’est à ce point qu’elle ressemble fortement à ce qui s’est
appelé bien plus tard “cercle herméneutique” (chercher, c’est tourner en rond
ou faire le tour de la question ?). Heidegger ne fait pas autrement pour
justifier sa recherche ontologique: il lui faut questionner le Dasein, et nul
autre, parce que c’est seul être en
mesure de poser une question en
général. C’est pourquoi je tiens ce fragment comme une réponse à une question posée à Héraclite, une question aussi simple
que celle de ses sources: d’où tient-il ce logos, et de quelle autorité se
réclame-t-il? Les poètes ont des Muses pour les inspirer, Héraclite semble
n’avoir eu nul besoin de les invoquer ; même si son ou plutôt ce logos est rythmé & souvent
syncopé, il ne se réclame d’aucune source exogène, ni divine, ni humaine.
Je ne sais pourquoi j’avais au départ tant tenu à
traduire ἐδιζάμην par « interroger » au
lieu de « chercher ». C’est le contexte qui est important : la question
de Socrate, toujours la même : « Qu’est-ce que
l’anthrope ? » est du même ordre que la plus divine des écritures (grammatôn) à Delphes. Les oracles
n’étaient nullement oraux, mais bien rendus publics et donc écrits : la
formule « Connais toi toi-même » vise la même chose
« grande et sacrée » que la déclaration d'Héraclite. Le verbe δίζομαι reparaît avec le
fragment sur ceux qui cherchent de l’or, « remuent beaucoup de terre et en
trouvent peu ». Il y a là un échange – du beaucoup en peu – où le peu
trouvé dépasse de beaucoup la quantité par sa valeur unique : l’or (chrysos)
sert à acheter tout en échange. Parce
qu’il est un métal rare et difficile à extraire, il sert de mesure à toute
transaction des chrèmata, qui
désignent tout le nécessaire pour vivre hors du besoin. En tout cas, ce n’est pas son brillant (que n’importe quel toc
peut avoir) qui fait sa valeur ; mais bien des tonnes de terre qu’il a
fallu remuer avant d’en trouver juste un peu. Une pépite. Héraclite pense de
manière plus pragmatique que « matérialiste », surtout que le concept
de matière n’avait pas encore été exploité (elle se dit hylè, et nomme d’abord le bois) systématiquement par Aristote. Sa
présence chez Démocrite ne prouve en rien qu’il y aille, avec Héraclite,
d’autre chose que du marché, qui
commande les affaires (pragmata)
humaines. Comment même se poser la question si je ne reconnais pas que c’est là
ce qui distingue les hommes des dieux : d’avoir le sens d’un manque et donc d’un besoin (plus encore que « désir ») d’aller plus loin que
les apparences, de creuser pour trouver ce qui est irréfutablement vrai,
authentique. Rien n’est donné aux hommes, au contraire des dieux. Mais pour ressentir ce besoin (autre que
matériel), il faut d’abord – c’est une condition a priori – se chercher
soi-même et c’est cela que fait
(c’est un accomplissement majeur) la sentence d’Héraclite. Soi et logos ne font
qu’un à condition, justement, d’avoir éprouvé
– fait l’expérience, le chemin de cela, qui manquait. On ne cherche jamais que
ce qu’on n’a pas. Il faut donc
exclure de s’avoir avant d’avoir reconnu qu’on ne s’a pas (et donc ne se connaît
pas). Savoir et avoir sont-ils donc liés ? Mais Héraclite ne dit nulle
part qu’il se serait trouvé. C’est là qu’il diverge de Socrate, pour qui le
savoir (l’avoir-vu) vient clore toute
recherche. D’autre part, il est également a priori exclu de partir à la
recherche de quelque chose dont on n’aurait pas la moindre « idée ».
Il faut donc du déjà-connu, ce qui est la structure même du savoir comme
ayant-déjà-en-vue et donc avoir une idée, avoir vu d’avance ce qu’il s’agit de
trouver : soi et pas un(e)
autre. Le « pas » découle de la structure privative de la recherche.
L’oracle destiné à Socrate et à lui seul, ordonne bel et bien de
commencer par soi et pas par les autres, comme fait pourtant Socrate à l’image
des sophistes. Or le verbe δίζομαι ne parle pas connaissance mais recherche,
certes en vue de trouver. Mais, pour
trouver (voir le fragment sur l’attente), il faut commencer non seulement par
savoir qu’on n’a pas la chose cherchée, mais aussi s’attendre à ne rien trouver du tout – parce que l’objet de la
recherche est « hors d’atteinte » (aporos). A partir du moment où l’on « sait » cela –
c’est-à-dire en a fait l’expérience
répétée – et peut-être l’expérience n’est-elle que la répétition d’une même
aporie au départ, – il se produit un
allègement sensible des conditions affectant la recherche. Elle n’en continue
pas moins, au contraire elle poursuit d’autant mieux son chemin qu’elle est
libérée de l’obsession de trouver un moyen (poros)
pour atteindre le pseudo-but (telos)
cherché. Ni fin (idéelle) ni moyen (technique) de l’atteindre – autrement, une
fois soi trouvé, vers qui pourrait-on bien se
tourner ?
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