Tuesday, February 10, 2015

Sunday, February 1, 2015

L'expérience de l'ennemi est nécessaire


Les erreurs sont toutes fatales, et c'est là tout ce qui se transmet car la vérité ne se prête à aucun compromis : ne se compromet pas même en se promettant.

Ne s’apprend nulle part mais prend (feu) où elle veut bien.

Il est clair qu’à chaque fois que j’approche de la fin, au lieu d’avoir le sens de l’accomplissement (en-œuvre : ενεργεια : énergie : entéléchie), j’éprouve un besoin urgent de quitter ce à quoi j’ai travaillé, Héraclite depuis je ne sais plus combien d’années; il me faut lui donner congé comme dit le poème Génie de Rimbaud qui est encore la meilleure traduction de ce fragment que Heidegger présente comme alternative à toute morale éthique humaniste : ἦθος ἀνθρώπωι δαίμων. Encore aujourd’hui je ne saurais pas traduire mot pour mot, même si je ne cesse de les creuser pour les entendre parler : ἦθος = ethos ἀνθρώπωι = pour l’anthrope (autrement dit « genre humain ») δαίμων = ? C’est justement le ? qui commande l’ethos pour les hommes : ils ne savent pas ce qui les tient au point de forger leur manière habituelle d’être, leur « caractère ».

C'est donc à partir de cela, ou plutôt de « celui-là », qui les habite, et qu’ils ne connaissent jamais parce que cela ou celui-là reste « insortable », si c’est lui qui fait le partage ou distribue les lots, donc c’est à partir de celui-là qu’il y a une éthique : le rapport à l’inconnu détermine tout le caractère d’un homme : s’il l’évite (pour la plupart) ou si au contraire il le cultive pour user de ce sens positif à ce mot : cultiver l’inconnu ou plutôt le goût pour ce qui nous échappe et nous gouverne. 

Et même trafiquer dans l'inconnu, comme dira Rimbaud plongé dans le Noir du Harrar-Horror.  

Or l’inconnu n’a essentiellement pas de terme : tout l’est, dans la mesure même où « tout » inclut le connu comme un élément de l’ensemble avec lequel pourtant il est en total désaccord. Le combat (polemos) avec l’inconnu, c’est la lutte pour la connaissance. Or l’inconnu, ce n’est rien d’étranger, d’autre : c’est le Même mais qui « aime » resté caché comme tel (comme même), et se donne donc de prime abord et le plus souvent comme autre. Bien voir que cette illusion vient du Même qui ne veut pas (mais veut aussi) être reconnu comme maître du tout – Zeus dont la foudre n’est pas juste un attribut mais une arme dans cette lutte « cosmique » qui fait rage dès le départ – dans la guerre de libération où l’inconnu foudroie le connu et du même coup libère la connaissance de tout particularisme, de toute spécialisation étroite et bornée.

La science moderne née de ce conflit a d’avance tranché pour la sécurité des certitudes subjectives, subjuguée par l’avidité technologique de puissance. Si elle a pu découvrir la fission de l’atome, elle pourra aussi désintégrer la planète ou rendre son climat inhabitable : c’est beaucoup plus facile que de maintenir le discordant ensemble avec l’accordé.

Il n’est pas certain que δαίμων ait toujours eu un sens positif ; au contraire, tout indique qu’il parle plutôt sous forme d’interdits. Ce qui donne à toute éthique un caractère défensif, de résistance à l’ennemi. Mais c’est la nature de l’ennemi qui est déterminante « pour l’homme » : le plus souvent il ne le connaît pas et se trompe royalement en supposant par exemple qu’il ne peut être qu’extérieur et étranger à soi. Et c’est bien ainsi qu’il apparaît (comme l’inhabituel), alors que c’est notre hôte et qu’il faut l’accueillir comme notre invité, même s’il risque de bouleverser toutes nos habitudes.

Mais quoi ? On en arrive à des propositions incompatibles comme celles-ci :
a. il faut accueillir l’ennemi parce qu’il pourrait bien être un dieu (xénophilie homérique);
b. l’homme s’en tient à ce qu’il considère familier alors qu’il ne voit pas que c’est son ennemi mortel (sous la forme, par exemple, du mythe de la famille "unie", alors qu'elle naît de la dissension des sexes);
c. c’est précisément parce que l’ennemi est mortel qu’il est le seul capable de nous rendre libre à l’égard de la mort, qui n’est donc pas l’ennemi public numéro un si c’est elle qui maintient l’humanité ensemble, elle qui d’une certaine manière fait le lien mais toujours dénié du fait de l’idiotie congénitale des mortels (chacun s'estime propriétaire de ses pensées comme si penser n'était pas commun à tous) ?

Comment s’en sort-on, alors, de ces apories ? Justement, on ne s’en sort jamais : sinon, ce ne serait pas de réelles apories ; vouloir s’en sortir est même ce qui empêche d'y séjourner et donc d'en rien apprendre (des répétitions polymorphes de l'Histoire). Mais l’affrontement, le face-à-face n’est pas non plus une option réelle face à la mort : vu qu’elle n’a aucune face à offrir, elle qui les efface toutes. Que reste-t-il alors ? Aucune « option », ce n’est pas une affaire de choix, et le libre-arbitre est bien la plus lâche des inventions humaines en matière d’éthique. Ni contourner ni affronter « la mort » mais jouer avec le temps. Loin de la fuir ou de l’attendre, passer et même "sauter" (Heidegger) par devant elle, mais pour cela, ne pas lui sauter dessus en pensant être le plus fort. Il n'y a pas de plus fort en la matière, toute force y trouve sa fin - sa mort. Donc juste s’écarter de son « chemin », justement parce qu’elle est toute tracée, une auto-route, au contraire de l’existence extatique du Dasein. Sauter dans une dimension différente : « dans » la différence même : le même différant de l’identique.

Élan ou allant : affaire de légèreté, de ne pas s'encombrer, de rester dispos (σοφος) : s'attendre à ce qui contre toute attente advient, survient, a lieu, fait le lieu non seulement vacant, libre, mais désirable, habitable.

Mais comment parler de désir là où il n'y a plus que les gens ? N’y a-t-il donc que la contrariété ou l'adversité qui rassemble ? Pas l’amitié ou l’amour ? Ou bien reste-t-on englué dans le dualisme en séparant et opposant les deux ?

Le nid de l'oiseau est-il si différent du champ de bataille de naguère ? Oui : il n'y a plus de guerre entre « nous » parce qu'il n'y a rien entre nous : plus de relation ? Mais si rien entre nous, rien que de l’air, c'était la condition même de possibilité du lien le plus fort entre deux êtres ?

Faut-il donc des obstacles en apparence insurmontables entre les deux pour qu’il n’y ait qu’Un ? Un, c'est-à-dire la relation et non l’un des termes.

Peut-être n'y a-t-il liberté qu’à partir et non à rester, mais il n'y a de courage qu’à rester et non à fuir. Le seul pouvoir de l'existence mortelle serait de se dire adieu à l’avance. Comme une promesse à tenir mais dans quel avenir ? En attendant ce qui ne peut venir que contre toute attente qui n’est pas nécessairement le meilleur – l’un-tout, qui ne peut-être totalisé que depuis la séparation, donc cet univers ne cesse de s'écouler en divers bientôt ou déjà adversaires pour la conquête exclusive du tout ; l’ennemi n’est pas l'exclu, il/elle est au contraire bienvenu(e) pour faire comprendre que rien ni personne ne fait jamais qu’occuper la place pour un temps limité.