Saturday, August 20, 2011

libre, absolument


Il y a sur le mur de mon bureau un poster « I love life, I need food, but I’ll rather die without democracy ». C’est censé illustrer le “printemps de Pékin”. Et tout le monde s’extasie devant la reproduction (mondiale) de cet homme tout seul arrêtant un char. Or cette façon de parler est inexacte, déjà. Il n’y a pas d’homme capable d’arrêter un char ; il y a un homme devant le char et d’autres hommes dedans. Or ce sont ces derniers que j’admire le plus : on ne les voit pas. Aucune image n’aura immortalisé leur geste qu’en négatif, pour ainsi dire : comme toujours, le visible l’emporte, l’homme « tout seul » contre une Machine de guerre qu’il parvient à arrêter par la seule force de sa volonté ! Magique, sauf que ce n’est pas lui qui commande au char. Pas lui qui l’arrête. Les « hommes » à l’intérieur sont aux ordres, et il leur serait beaucoup plus facile de laisser l’engin poursuivre sa route, quitte à écraser ce fou, cet idiot, même ! D’autant plus qu’on ne les voit et les verra jamais, ne saura jamais qui a « fait » cela, et que cela, ne sera jamais tenu pour un crime, tout au plus un accident de la route. Il y avait un type devant nous qu’on n’a pas pu éviter, comme la nuit on écrase des hérissons ou des lapins. N’est-ce pas le raisonnement de tous les militaires ? Il y a toujours de la casse, des « casualties », comme ils ont dit pendant Desert storm. Regrettable, mais « c’est la guerre » (du même ton qu’on dit : « c’est la vie »). Et pourtant, dieu s’ils ont cherché à faire une guerre « propre », sans « victimes », sans cadavres. Ils y sont même presque parvenus, du moins de leur côté, qu’ils appellent le nôtre. Car de l’autre côté, ça ne compte évidemment pas. La vérité, si ce mot a encore un sens, c’est qu’un homme est un homme, où qu’il soit, et non un char d’assaut. Ce n’est donc pas pour la démocratie que les Chinois iront jamais mourir. Personne ne meurt pour une « idée », ou alors c’est une mystification, qui va son chemin depuis les Croisades. Surtout quand on examine ce qui arrive avec la tant chantée démocratie : oppression, corruption, exploitation, organisation, technocratie, etc. plus le lot d’inégalités légalisées, chômage, exclusion, etc. La liberté réservée aux nantis : au lieu de commencer à l’envers, avec les anéantis. Privilèges, donc non-liberté. Heidegger met toujours en avant la dimension « positive » de la liberté : le Dasein n’est pas d’abord libre de… (telle ou telle contrainte forcément extérieure) mais libre pour… Mais pour quoi faire donc, dirait Lénine ! Il n’a pas tort, sauf qu’il n’y a pas de réponse. Etre libre ne sert rigoureusement « à » rien. A rien d’autre qu’être libre : c’est-à-dire… ? Laisser la question ouverte — seule réponse « provisoire ». Laisser la liberté libre, sans définition.

Montréal, 4 mars 1992

Thursday, August 4, 2011

Un bel âge!


Cher Martin!
Te voilà octogénaire. Habituellement les gens disent alors: un bel âge! et ils pensent en même temps: c'était quand même mieux il y a 60 ans! La plupart de nos parents du côté paternel, à commencer par notre père lui-même, sont morts à 73 ans. Ce point mort, tu l'as depuis longtemps franchi. Comme philosophe, peut-être roules-tu à travers la vie sur un autre plan.
[...]
La célébrité est un étrange compagnon, un patron lunatique et peu sûr. A l’enterrement de ton très-célèbre collègue Gottfried Wilhem Leibniz, à la fin de l’automne 1716, il paraît qu’il n’y avait en tout et pour tout que 6 participants. Qui sait, peut-être cela tenait-il au temps ? Dans votre branche, il n’y a pas de blanchissage-minute. Le temps se donne beaucoup de temps jusqu’à la rentrée des moissons. Jusqu’à ce que, dans l'élaboration et la précarité de ta pensée, tu sois compris, les Américains auront depuis longtemps installé sur la lune un supermarché Kolossal.

Lettre de Fritz Heidegger à son frère Martin (1969)