Ils ne se parlaient
plus qu’à de longs intervalles, indolemment, comme des voyageurs couchés sur
les banquettes de la salle d’attente, qui tuent le temps en attendant l’arrivée
du train.
« Un enfant,
murmura-t-il comme à contrecœur. Un enfant qui a connu la faim, la guerre, la
fuite, l’arrêt aux frontières… Un enfant qui a tout vu, mais n’a pas souffert.
Pour un enfant, c’est un jeu… Un étudiant qui manque ses cours, qui accepte çà
et là l’argent qu’on lui offre… Qui continue à jouer avec la vie et la mort… Un
garçon qu’on a habitué à tout. « Comme ceux qui n’ont pas d’espérance… »
Du jour où je vous ai connus, j’ai compris. Tu changeras peut-être le monde
puisque tu m’as changé.
—Non, dit-elle, je
ne t’ai pas changé. Tu es comme tu es. »
Un peu haletant, il
se redressa. Dans le faux jour lunaire, ses cheveux et sa face semblaient faits
d’une même matière délicate et pâle. Marcella tourna vers lui son visage baigné
aussi d’une blancheur de marbre.
[…]
« Sais-tu,
reprit-il à voix basse, il m’arrive de penser que c’est nous, nous qui ne
sommes pas purs, nous qui avons été humiliés, dépouillés, salis, nous qui n’avons
ni pays, ni parti (non ! non ! ne proteste pas), qui pourrions être
ceux par lesquels le règne arrive… Nous qu’on ne corrompra plus, qu’on ne peut
pas tromper… Commencer tout de suite… à nous seuls… Un monde si différent qu’il
ferait de lui-même crouler tous les autres, un monde sans revendications, sans
brutalité, surtout sans mensonges… Mais ce serait un monde où l’on ne tuerait
pas.
Marguerite Yourcenar, Denier du rêve.