Quiconque a fait l'expérience de
penser sait les dangers qu'il y a à s'identifier à ce qui « se »
pense ; et doit maintenir ce qu’on appelle sans trop y penser une distance
critique, répondant à une condition plus-que-critique où se trouve non pas « la »
pensée (ce n'est pas un sujet valable, ou c'est un sujet trop valable pour
pouvoir soutenir l'absence de sujet
où ça se trouve pensé), mais ce avec quoi penser a affaire et que je persiste (et
signe) à appeler « la chose même ». C'est elle qui appelle à penser, et, par là, il faut bien comprendre
qu'elle ne pense pas « elle-même », mais souffre d'être impensée. Il faut non pas la forcer à faire ce qu'il
lui est antipathique « naturellement », mais la mettre à cette « bonne »
distance critique qui permettra et de
la respecter et de la tenir en
respect, s’aviserait-elle de nous faire la peau. En pensée, on ne touche rien
ni personne, et pourtant on peut tuer mieux qu'avec une arme. Penser est une arme
bien plus redoutable qu’on ne pense (c’est-à-dire qu’on ne pense pas).
Supprimez la pensée de quelqu’un, et ce quelqu’un n’existe plus – à vos yeux, du
moins, mais cela suffit car on ne tue personne pour les beaux yeux d’un(e)
autre. Penser est l’arme absolue. Parce qu'insaisissable, donc imparable à
moins, précisément, d’être paré à tout. Il ne s'agit pas, encore une fois, de
cette croyance réputée infantile en la toute-puissance de la pensée. Car pensée
et puissance font deux, au grand dam de Nietzsche ; par voie de conséquence, nulle
impuissance : la catégorie même relève du penser, seul à valider un pouvoir qui
peut toujours tourner en impuissance et réciproquement. Penser n'est ni fort,
ni faible, ni même mesuré, agissant avant
toute dépense de forces. Il est faux sur toute la ligne de prétendre que penser
(trop penser, comme si c’était et possible
et évitable), épuise ou même débilite,
rende malade ou « fou ». On ne voit pas que, chez la majorité
écrasante des animaux raisonnables, penser ne se voit qu’à ce que l'on n’entend ou ne comprend pas, à ce que l’on ne
pense pas encore, précise Heidegger, avec
un optimisme que je suis loin de partager. Dans tous les cas, c'est bien de là
que penser prend son départ : de
ce que ça ne se présente que comme sa propre absence. Comment penser l’absence
de pensée devient alors la question la plus mordante. Pourtant, il doit bien y
avoir un moyen pour briser ce tour de l'absence plus présente que tout ? Pas
pour forcer penser à se présenter, en bonne et due forme (déclinant son
identité, son nom), mais pour lui intimer le même, quoique inverse, « besoin ».
Ce n’est pas le bon mot, car nul n'a besoin
de penser comme on doit satisfaire ses besoins naturels (manger, boire, pisser,
baiser, etc.) Penser ne « presse » que quand il n'y a pas moyen de faire autrement. Et c'est
là que ça peut devenir dangereux, voire violent. C’est là aussi qu’il faut garder
un calme absolu, un sang-froid vertigineux. Car penser n'est pas un moyen comme
un autre de parvenir à ses fins, c'est plutôt penser qui dispose des fins de
toute action.