Lequel fêter? Celui de la chute du Kaiser en 1918 (seule responsable de l'armistice du 11, mensonge d'une "victoire" alliée - obtenue seulement grâce aux renforts US) ou celui de la chute du Mur de Berlin en 1989 (où, cette fois, les US n'y étaient pour rien, contrairement aux déclarations tapageuse de Ronald Reagan)? Dans tous les cas, c'est une date allemande - et donc européenne - avant tout patriotisme imbécile.
J'ai choisi de célébrer un 9 novembre privé, celui de l'an 2002.
J'ai choisi de célébrer un 9 novembre privé, celui de l'an 2002.
9 novembre
2002
1. Depuis trois minutes
c’est le jour du treizième anniversaire de la chute du Mur de Berlin. Un
samedi. Avec le décalage horaire, ma réponse sera datée de la veille. Il
faudrait faire des recherches pour savoir ce que je pouvais bien faire ce
jour-là. Pas grand chose, autrement je n’aurai jamais été lire mon courrier sur
mon ancienne adresse, que j’avais abandonnée depuis des années mais que je ne
pouvais fermer parce que, m’avait-on expliqué en haut lieu, toutes sortes de
vieux schnocks ne savaient et/ou ne voulaient pas se servir du nouveau serveur.
Les protections de l’ancien serveur contre les virus étaient notoirement trop
faibles. Preuve, cette lettre d’une lectrice un peu toquée, mais pas plus, somme
toute, que l’auteur de cette phrase qu’elle cite : Il n’y avait
vraiment rien à voir et je l’avais toujours su. Ou bien il fallait inventer un
autre regard, un autre sens et une autre image.
J’avais donc écrit cela, et dix ans
après la publication d’un livre qui avait passé presque complètement inaperçu,
mes mots me revenaient, renvoyés par une jeune femme qui déclarait avoir le
même âge, 27 ans, que le corps du poète suicidé le 3 novembre 1914, après la
boucherie de Groddek. Mes mots me revenaient, déjà plus tout à fait les miens,
déjà devenus les siens, « votre phrase pourrait être la mienne »,
elle écrit à cet auteur inconnu que ce qu’il dit, c’est ce qu’elle cherche à
dire dans ses photographies, mais elle, n’écrit pas, elle photographie, écrit
la lumière. Elle terminait ainsi : « Merci de m’avoir lu et j’espère à bientôt. » C’est sur ce
merci que commençait ma réponse : « D’abord, et pour vous citer, merci de m’avoir lu (se faire lire est
parfois un genre de terrorisme, c’est d’ailleurs pourquoi je préfère les
lettres de lecteurs inconnus). » J’omettais d’indiquer que le
bout de phrase sur le terrorisme n’est pas de moi, mais cela découle déjà de sa
structure grammaticale, avec un sujet à l’infinitif. Se faire lire, est-ce un
attentat — à la pudeur, au quant à soi ? Est-ce que cela se fait,
lire ? Et comment cela se fait-il avec Georg Trakl, puisque c’est son Tombeau qui l’avait incitée à écrire une
longue lettre à l’auteur, pour elle un parfait inconnu, dont elle ignorait
tout, le visage comme l’âge.
2. Ecrire, s’écrire. Ce n’était
pas un jeu, et ce n’était pas davantage autre chose qu’un jeu, mais sans
règles, et sans but immédiat. Comme un enfant laissé tout seul joue avec
n’importe quoi, même des objets imaginaires. Et n’est-il pas étrange de
communiquer autour de quelqu’un qui a écrit qu’on ne peut absolument pas
communiquer ? Trakl à l’âge de l’internet ! Elle voulait habiter
quelque temps le pays du poète, l’Autriche. Vous ne comprenez pas mon désir
d’aller là-bas. Comme vous, je sais qu’il n’y aura peut-être rien à voir.
Imaginez-vous Verdun lors de la première guerre mondiale ? Maintenant des
champs cultivés, quelques renards, des myriades d’insectes, de temps à autre
passe un tracteur, des hameaux, des villes. Les hommes oublient si vite,
malgré tous les mémoriaux. Sa prison était en lui, écrivait-elle
aussi. Son fardeau, ce corps trop lourd de chair et de mort à venir. Il
était apatride, apatride de l’humanité. Trop différent. L’humanité peut-elle
être considérée comme une patrie ? Fait-on forcément partie de l’humanité
dès lors qu’on naît homme ou femme ? Questions laissées sans réponse.
Aussi bien la donnent-elles par leur ton même : non, on ne saurait prendre
l’humanité pour une patrie, ni d’ailleurs une fratrie ; non, on ne fait
pas forcément partie de l’humanité du seul fait qu’on est né homme ou femme ou
alors c’est forcément. C’est le mot qui lui avait déjà échappé avant, au
moment où elle parle de sa vision de la vie très particulière — je n’ai pas
une vision de la vie, c’est la mort qui est dans ma vision. Cette vision qu’elle
partage donc avec celui qui disait qu’il est impossible de rien partager avec
qui que ce soit, cette vision qu’elle n’a jamais pu rencontrer chez personne,
sauf chez lui qui n’a pas de chez soi, n’appartient à aucune communauté, pas
même à l’humanité dans son ensemble (purement abstrait). Ses poèmes parlent
cependant assez de lui, forcément, avec force et comme ayant été forcés.
Forcés par qui ? Rêve-t-elle de le pénétrer avec force et, en plus, comble
de l’art, comme ayant été forcée ? C’est
une identification un peu idiote mais non idolâtre, écrit-elle aussi. Mais
de qui avec qui ? Et qui est l’idiot ? Quand elle écrit qu’elle a aimé
vous écouter parler de lui, ne vous semble-t-elle pas avoir eu des voix : comme
la voix d’un ami très ancien qui m’aurait parlé d’un ami commun que nous
adorions, et que nous avions perdu, écrit-elle. Tellement perdu que nous
ne l’avions pas connu. De quel ami parle-t-elle ? Quel est cet ami
commun ? Commun à qui, si personne ne semble le connaître ou même l’avoir
connu ? Il ressemble par trop à l’ami très ancien qui parle de lui, l’ami
commun, que nous adorions, première apparition de ce singulier pluriel, nous.
En même temps, l’ami très ancien n’est pas l’ami perdu. Ce n’est pas le poète,
dont elle parle avec comme la voix. L’ami inconnu très ancien, celui de
toujours, pas moi, juste la voix, moins que rien.
3. Je ne vous ai jamais vu
en photo, c’est ce qu’elle écrit, elle, la photographe. Je ne m’imagine
même pas un instant l’apparence que vous pouvez revêtir. Je n’y pense pas
beaucoup moi non plus. Par contre je voulais la voir, elle. Pas juste ses
photos, que j’avais pu voir sur son site. J’aime beaucoup m’y promener,
lui écrivais-je, c’est un beau paysage. Pourtant, j’ai un rapport
conflictuel avec la photo. Pourquoi alors lui demander une photo d’elle,
comme honteusement, je n’ose pas vous demander mais je vous demande quand même,
pardon, comme si c’était une grossièreté, une faute de goût, je veux vous voir,
pas juste vous écrire. Vos lettres et vos écrits vous immatérialisent. Je
ne m’imagine même pas un instant l’apparence que vous pouvez revêtir. On
revêt des apparences comme on enfile chaque matin, sans trop y penser, nos
habits posés au pied du lit. Comme si, par ailleurs, le sujet pouvait exister
nu, dénué de toute apparence. Pourtant c’est bien ainsi qu’elle me
voyait : pas en photo, mais noyé dans la brume, Il existe une brume
tendue dans l’espace et le temps qui fait de vous une sorte d’esprit intangible.
La brume qui noie ses propres photos, son paysage où l’humain disparaît, bu
comme une tache par un buvard. Il n’y a pas un être humain dans sa vision de la
vie qui est aussi celle de la mort. Personne, rien que des éléments du paysage,
comme des rochers inévitables, des blocs trop lourds à transporter, qu’on n’a
pas le temps ou la force d’arranger.