Le dernier voyage d’Ulysse
Le seul moyen de racheter la faute d'écrire est
d'anéantir ce qui est écrit. Mais cela ne peut être fait que par l'auteur; la
destruction laissant l'essentiel intact, je puis, néanmoins, à l'affirmation
lier si étroitement la négation que ma plume efface à mesure ce qu'elle avança.
Elle opère, alors, en un sens, ce qu'opère généralement "le temps" --
qui, de ses édifices multipliés, ne laisse subsister que les traces de la mort.
Je crois que le secret de la littérature est là, et qu'un livre n'est beau
qu'habilement paré de l'indifférence des ruines.[i]
Homme infortuné,
au nom à venir,
Plante ta rame en
ce lieu désert
Où elle grimpera
au ciel de ses rameaux verts.
Sur la plage d'où
nul n'est revenu,
Jurant en vers et
contre tout,
L’amer père de la
mère fit serment de t'abandonner
Au mauvais œil.
Neige dehors, les
pieds devant,
Tu dérivais emporté
par les courants,
De récifs en
havres, roulé par les vagues
Du barde aveugle.
Le temps de Noël
sur terre, ton amante t'avait jeté bas
Des marches de
l'histoire, relégué
En un dortoir
sombre, puant les pieds.
Au revoir, son
cashmere à même la poitrine nue,
Baiser sans le
dire. Plus tard, tu glissais sur les traîneaux
d'Erzurum. Mesurant
la vitesse du vent et des mosquées bleues.
Il n'y aurait rien
eu d'autre,
Rien que cette
pièce muette
Que chacun est
contraint de répéter chaque jour
Pour se procurer
un paquet de survie.
Images solitaires en
déroute,
Elle son cashmere
sur la poitrine nue,
Et, dessous, elle
ne portait rien.
Rien que des vers,
des sillons revenant
L'un sur l'autre.
Côte-des-Neiges juste
pour voir les neiges.
Côte
Sainte-Catherine, pour la ruine.
Taire toute
mélodie, toute.
Lorsque le loquet
s'est refermé, dans la chambre obscure,
Tu es resté
immobile, cloué sur place :
Tu était déjà
entré dans le délit
Mais pas encore au
mitan du lit.
Sur le parvis de
minuit, c'était elle, l'Apparue,
Jambes nues :
un effet de pur rythme.
Tu l'as soulevée,
portée à bout de bras,
A travers la place
vide du Trocadéro.
Comment dire, les
mots s'envolent
Autour de la
flaque d’eau,
Fondant en larmes.
Ma monade, ma
nomade.
Il n'y aurait plus
pour le dire que le désir.
Marchant sur les
crottes de mouton,
Le torrent roulant
ses blocs limpides,
Tu fis la nuit
éclater un ciel d'été.
Savoir quand
serait folie.
Viens, dit-elle,
Et dix mille ans
après tu bandais
Comme un pendu.
Déclouer le
paradis pour en faire un enfer.
Tu tiens le
système, la chanson:
La lyre brisée
résonne contre les murs de pierre sèche.
Le temps se dépassant, et nul ne sachant ce qu'il y a
De l'autre côté.
Mais s'il n'y avait pas d'autre rive?
Rien que la
traversée?
Ainsi cela verse,
barque et passeur,
Dans le noir
d'absolu, le même
Verso montrant son
autre versant
Sans endroit, rien
que l'en-vers.
Vers morts engendrant vers vivants.[ii]
La vérité qui nous entoure avec ses anges pleurant.[iii]
Je t'appelle
depuis le lointain
Où tous les visages
s'effacent hormis le tien.
Il est beaucoup
plus tard que jamais.
Langue morte pour
réveiller les vivants.
Anneau, alliance
fiançant au point du jour.
Ni lieu, ni temps ne conviennent au mal d'habiter sur cette seule Terre
Qui ne nous est dévolue ni n'a été inventée par personne.
Ulysse, prends ta rame une dernière fois,
Même si tu as perdu toute foi en toi.
.Montréal, hiver 1992.