Post-scriptum
Le 9 novembre 1989, le mur de Berlin est devenu le vestige d’un autre temps. Ce qui est arrivé là — des centaines de milliers d’Allemands de l’Est franchissant librement, pacifiquement et joyeusement le « mur de la honte » — échappe encore à toute prise de mesure. Nous ne savons que cela : qu’il est arrivé quelque chose de décisif, d’irréversible, non seulement à l’Allemagne, mais d’abord à l’Europe tout entière. A terme, en effet, c’est non seulement la nécessaire et souhaitable réunification d’une nation absurdement déchirée, mais d’abord celle de l’Europe, qui ne se réduit pas à ce protoplasme mou de l’ « Europe sans frontières » de 1992. Dans une certaine mesure, c’est même cette perspective de 1992 qui risque de poser les barrières à l’avenir, en reconstituant, à l’envers, le rideau de fer, ou plutôt le rideau du capital. L’Ouest va-t-il se replier sur la « forteresse Europe », refusant la fin des blocs, le désarmement et la glasnost partout, du Finistère à l’Oural ? Va-t-il refuser la chance, unique, qu’enfin un autre commencement nous arrive, nous transforme en un « Nouveau Monde » certes à mille lieues de l’Amérique, mais où l’Histoire, enfin, se remettrait en marche, pour accomplir cette modernité toujours différée depuis deux siècles ?
(Seattle, 13 novembre 1989)
Source : MFM Solitudes (de Rimbaud à Heidegger), Galilée éd., collection « La philosophie en effet » dirigée par Jacques Derrida, Sarah Kofman, Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy [dernier survivant à l’heure où le même MFM republie ce post-scriptum 20 ans après, ou presque].
Ce « post-scriptum a été rajouté au dernier moment, bien après que le livre ait été lu, critiqué et finalement accepté (à mon plus grand honneur) dans la collection où j’ai par la suite « donné » 5 autres volumes (en comprenant 2 traductions, une de l’anglais et l’autre de l’allemand). Il venait à la fin du chapitre 9 intitulé « L’horreur du vide » dont une première version avait été publiée dans le volume VIII (1987) du défunt Le Temps de la Réflexion, qui a cessé de paraître suite à mon départ pour Seattle en tant que « visiting professor » à l’Université de Washington (attention ne pas confondre avec Washington D.C. comme j’avais failli le faire par ignorance complète de la géographie américaine ; ceci pour expliquer aussi qu’à l’époque je croyais encore à un « destin » historique ou historiale pour l’Europe, à condition, bien sûr de ne pas glisser dans la mauvaise pente que je voyais déjà venir avec le Traité de Maastricht contre lequel j’ai au reste voté , comme j’aurais aussi bien voté, si j’avais pu, contre cette foutue Constitution qui « nous » a été imposée de force au mépris de toute « volonté populaire » (même si je préfère dire plutôt, We, The People, intraduisible au moins littéralement en français : « Nous les gens » ? Mais vous n’y êtes pas, mon pauvre ami : les gens ou l’enfer, c’est les autres, nous a-t-on seriné tant de mauvaises fois).
Pour en venir à « L’horreur du vide » : il visait, spécifiquement, l’architecture nazie d’Albert Speer et sa vision délirante du Gross Berlin qui avait continué à survivre chez un certain nombre de « théoriciens » français de l’architecture. Bien entendu, la date de première publication compte particulièrement dans le contexte délétère de l’ »affaire Farias », qui se trouve traitée, je crois à fond, dans le dernier chapitre sous le titre assez prémonitoire « Ce passé qui ne veut pas passer » mais que j’avais bonnement traduit du titre d’un article d’un historien allemand que je qualifierais volontiers de révisionniste, même s’il n’est pas aussi criminel que Faurisson l’émule de Jean Beaufret.
Après 20 ans d’Amérique, et surtout l’élection d’Obama à la présidence de ce qui reste le plus « influent » (pas nécessairement puissant) pays du globe, je commence à bien mesurer l’abîme qui sépare l’Europe du « Nouveau Monde » : c’est peut-être simplement une affaire temporelle ou temporale : vestiges et ruines du passé « qui ne veut pas passer » d’un côté, et croyance, peut-être un peu puérile mais tout de même moins déprimante, non en un avenir « radieux » comme les mensonges communistes, mais, simplement, en des possibilités, même si elles paraissent aussi inimaginables que l’élection d’un président noir à la Maison-Blanche, et d’un président qui, lui, n’a nullement perdu la mémoire ni maquillé l’histoire : oui, les Etats-Unis reposent en partie sur l’esclavage et la ségrégation qui persiste encore « aujourd’hui », mais au moins, quelqu’un, au nom de We the People, a décidé qu’on pouvait changer tout ça, et par exemple qu’on pouvait être américain et black, latina, et même… disciple fervent de la grande Révolution Française (pas allemande, désolé). Car 1989 aurait pu « renouer » avec 1789 le fil interrompu de la modernité dont nous n’avons plus guère le goût — la faute à qui ?