Tuesday, November 9, 2010

Georg Trakl n’est jamais mort


Date: Sat, 09 Nov 2002

Cher Monsieur, Je viens de terminer votre « dict », Tombeau de Trakl. Comment vous dire ce que j’ai pu ressentir si ce n’est que j’ai le même ressenti que vous ? […] Ce que Trakl dit, c’est ce que je cherche à dire[…] mes photographies. Sa vision de la vie est la mienne, malgré les différences de contexte historique, économique. J’ai l’impression d’avoir été lui. Etrangement. Je suis passionnée par son œuvre, et j’ai l’impression d’être la seule. Je pense qu’il n’est jamais trop tard lorsqu’on est conscient. C’est pour cela que je prends la liberté de vous écrire. […] Votre phrase pourrait être la mienne : « Il n’y avait vraiment rien à voir et je l’avais toujours su. Ou bien il fallait inventer un autre regard, un autre sens et une autre image. »

Date : Fri, 8 Nov 2002 18 :33 (Central Standard Time)

« D’abord, et pour vous citer, « merci de m’avoir lu ». Se faire lire est parfois un genre de terrorisme, c’est d’ailleurs pourquoi je préfère infiniment les lettres de lecteurs inconnus. Le fait est : avoir lu Trakl est are, et comme pouvez aisément vous l’imaginer, mon livre n’a pas été un best-seller. Il n’y a pas à s’étonner là : on est aussi seul à lire Trakl qu’il était seul, seul à être Trakl, et peut-être est-ce cela, et cela seul, qui m’a attiré : ses solitudes.

« Et n’est-il pas étrange de « communiquer » autour de quelqu’un qui a dit qu’on ne peut en aucun cas communiquer ? Trakl à l’âge de l’Internet ! […] Si vous voulez, je peux vous envoyer une photo de la tombe de Trakl. (Par courrier ordinaire, ça date quand même !) Puisque vous voulez marcher dans ses pas, est-ce que vous comptez aller aussi à Grodek, aujourd’hui en Pologne ? Un dernier point, avant de clore cette lettre trop bavarde, je serais plus qu’intéressé à savoir ce que vous entendez par « vision de la vie » chez Trakl, qui n’est peut-être jamais mort, mais peut-être pour l’avoir toujours été…»

Sat, 9 Nov 2002 17 :00 (Central Standard Time)

[…] Mais sincèrement, j’allais dire prosaïquement, je veux dire, sans rhétorique, j’aime bien marcher dans vos pas. Les nuées, par exemple : c’est une exposition visuelle de la condition poétique (dans les nuages, selon Baudelaire). Et la série étonnamment exacte des brumes… J’avais votre âge (est-ce un hasard s’il mesure la durée de la vie de Trakl ?) quand j’ai dit adieu à toute image (j’avais commencé à avoir des vues sérieuses sur le cinéma). J’en éprouve maintenant plus d’un regret. Les mots, j’ai beau en être fou (comme l’écrit mon ami philosophe Jean-Luc Nancy), ils ne me satisfont jamais vraiment. Je me console en me disant que ce qui leur manque est aussi ce qui fait leur force : ils disent toujours autre chose que ce qu’on veut leur faire dire. J’essaie de les plier dans tous les sens, mais du coup ce sont eux qui s’en vont dans tous les sens. Bref, ils résistent trop ou pas assez. Et, au fond, comme je n’aime pas être leur prisonnier, je les laisse faire. Car l’admirable, c’est qu’ils parlent encore mieux quand on les laisse tout seuls. »

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