Sunday, May 29, 2011

La cigale & la FourMi


Mais les poètes ont-ils jamais existé? A force de ne faire qu'exister, ils se sont abîmés dans la pure existence, se métamorphosant non en vermines comme dans le récit de Kafka mais en ces petits insectes qui crissent et chantent tout le temps: les cigales, insignifiantes bestioles qui devraient bien se taire pour laisser parler les voix sérieuses des hommes vrais, et qui savent ce que c'est que l'homme, et la vérité; et qui savent surtout ce que parler veut dire, car un chant de cigale, c'est bien beau, vous dira le philosophe, mais ça ne veut rien dire. Donc, exit le poète, qui n'a d'ailleurs même pas eu le temps de faire son entrée sur la scène, la seule digne d'être appelée de ce nom théâtral: la théorie, le lieu du savoir, du savoir ce que c'est que tout, y compris, ou à commencer par ce que veut dire dire: vouloir-dire. Signifier, à l'évidence.
[...]
Pour Platon, il ne fait pas de doute que ce sont aux cigales de se taire pour écouter les amis-sophes "dialoguer". La philosophie force la voix, au point d'en provoquer l'extinction. Tout au plus restera-t-il quelques versificateurs. La race des poètes s'est éteinte, comme les hommes d'avant les Muses devenus cigales - et pourtant, ce n'est peut-être qu'ainsi, comme voix encore inentendues, in-ouïes, qu'ils se font entendre.

Source: MFM, "Musicage", La Chose Même (1992).

P.S. Les cigales reviennent envahir le Tennessee tous les 13 ans. En 1998, cela avait correspondu avec la conférence "L'ère de Baudelaire" que j'avais organisée pour le départ de mon mentor feu Claude Pichois. La cigale m'y a fait penser, ils ont un peu la même tête, mais Claude avait une voix très douce et même charmeuse. Le contraire même de sa plume sèche et atrabilaire.

Thursday, May 26, 2011

Was ist Gott?


"Qu'est-ce que Dieu?", demande un poème (ou un morceau de poème) attribué à Friedrich Hölderlin, le fou de la Tour.
Nietzsche écrit que c'est de théologie que Dieu est mort; de théologie, c'est-à-dire d'une ontologie de la substance. Cette ontologie porte la responsabilité d'un double meurtre: de Dieu, oui (mais n'était-il pas déjà mort depuis qu'on s'est acharné à croire en son "[in]existence"?), mais d'abord de la chose (la chose même, autrement dit). Ce qui veut dire inversement: pour retrouver un rapport vivant à quelque chose de tel qu'un dieu, il faut d'abord trouver avec la chose ce rapport vivant que l'ontologie a détruit. Il faut sauver les phénomènes, pour sauver le non-phénomène; sauver l'image pour garder l'inimaginable (magique?) en vue.
Mais avons-nous encore des images? La question paraîtra incongrue: ne parle-t-on pas partout d'une civilisation de l'image, pour s'en plaindre ou s'en féliciter? Mais l'image médiatique est-elle encore une image? Nous doue-t-elle du lointain? Ne supprime-t-elle pas au contraire toute distance? Et ce qu'on nomme "démocratie", ce "paysage immonde" selon un poème de Rimbaud, n'a-t-il pas pris le relais de la religion pour nous priver, une nouvelle fois, des choses "si simples, si saintes" (Hölderlin, En bleu adorable...)
Je n'en veux pour témoin que la dernière "image" venue: Coca-Cola, c'est ça. Quoi, ça? Was ist Gott?

Source: Pour le texte, MFM, "Qu'est-ce que Dieu?" (NRP 30, 1984), repris dans La Chose Même (Galilée, 1992); pour l'image, San Juan de Yanayacu, Loreto, vendredi 13 mai 2011.