Héraclite, fragment 19 (Marcovich)
Δικη καταληψεται
ψευδων τεκτονας και μαρτυρας
"Dikè [que l'on peut et ne peut pas traduire par "Justice"] appréhendera les fabricateurs de faux et les faux-témoins."
Le témoin qui
corrobore des faux est aussi coupable que celui qui les a forgés de toutes
pièces, car le témoignage valide et confirme ces faux en les donnant pour
vrais.
En grec, « pseudos »
se dit de ce qui se donne pour vrai (incontestable, irrécusable) mais ne l’est
en aucun cas ; le mensonge ne consiste jamais à travestir la
vérité, mais à en prendre l’apparence, à avoir le plus possible l’air vrai [1].
C’est en quoi le faussaire et le faux-témoin vont plus loin que le
simple fabulateur ou le témoin qui raconte des salades par ignorance ou en pleine confusion mentale. C’est l’intention d’avoir l’air vrai qui transforme le faux
en une atteinte à la justice. Ce qui veut dire qu’il n’y a pas de différence
entre vérité et justice; ainsi le témoin doit jurer de dire la vérité, toute la
vérité et rien que la vérité : toute et rien que, voilà la Marque de la
vérité, on ne peut rien lui ajouter ou retrancher, car elle est un tout
indivisible. Dire une partie de la vérité, c’est déjà la fausser, l’aliéner en
son intégrité ou intégralité.
Dikè, (qu'il ne faut pas confondre avec le royaume du droit), c’est cette
instance non-phénoménale qui montre, c’est-à-dire dit ce qui se montre tel qu’il
se montre. Elle montre d’abord les fabricateurs de faux et les faux-témoins
comme tels (où l’on voit qu’il n’est pas possible de séparer le faire et le
dire : le grec δεικνυμι
se traduira par le latin dicere).
Elle les convaincra de fausseté en les exposant aux yeux de tous comme des
faux-monnayeurs. Reste à savoir le sens du futur: avant ou après la mort? Comme
c’est Clément d’Alexandrie qui cite, on lie ce futur au contexte chrétien du Jugement Dernier.
Marcovich prétend que non, ce jugement arrivera du temps du vivant des
faussaires, car sinon il n’y aurait pas de justice sur terre. Or c’est bien à cela qu'on peut discerner la justice, qu'il n'y en a pas actuellement, présentement, ou qu'elle n'est qu'à venir, en mémoire des injustices présentes; ce que dit un autre
fragment : qu’ils (les hommes) ne connaîtraient même pas le nom de
« Dikè » s’il n’y avait constamment des injustices qui se
commettaient. L’injustice blesse, fait
mal ; la justice ne se voit pas plus que la santé, ou elle ne se voit que
dans les torts subis et infligés. En un sens, elle finira bien par rattraper
les injustes, ne serait-ce que le jour où ils seront exposés à la ruine,
inscrite au départ de la condition humaine. C’est justement parce qu’il n’y a
pas d’au-delà où les uns seraient récompensés et les autres punis, ni enfer ni paradis de "récompense", que la
justice finit toujours par prévaloir, dans la mesure même où elle ne finit
jamais, comme le feu "toujours vivant", au contraire des « histoires » humaines.
Dikè n’est pas si
différente du Dieu d’Israël, ce qui ne fait pas de Héraclite un Juif, mais
interdit de le christianiser. Vérité et Justice ne font qu’un, ce qui dénonce
tous les systèmes judiciaires modernes, fussent-ils les plus démocratiques,
comme des faussaires. Réparer le mal commis en commettant un mal égal ou même
supplémentaire (l’internement, la prison, le bagne, etc.) est une idée chrétienne qui
a commis plus de mal que les sept plaies d’Egypte…
[1] Voir Jacques Derrida, Donner le
temps : La Fausse-Monnaie (Paris, 1991) et MFM, « L’air de
rien » (Po&sie, 1998).