Lettre à une amie
allemande sur la Traduction (Hermenéia).
Je réponds à ce bref
message de la traductrice du Toucher
(Jean-Luc Nancy) par Jacques Derrida :
Après une vingtaine
d'années de traduc en philo, je me demande pourquoi on n'emploie pas davantage
beingness pour être. Cela permettrait de mettre being pour "l'étant". Too late,
je suppose.
Fédier proposait toutes
sortes de traductions bizarres : "étance", "étantité" (sorte d'entité
inclassable, pas loin des eaux troubles d’un étang vaseux). Par contre, au
hasard de mes lectures, j'ai découvert
qu'Artaud parlait tout simplement d'« êtreté » et ne se
souciait guère de savoir si le mot existait en français. Or c'est exactement
comme ça que je traduirais maintenant Seiendheit.
Le français, qui ne connait que l'être ou un être, est aux antipodes de l'anglais qui sépare nettement being
du verbe to be. A cause du
"to" obligatoire pour l'infinitif, il n'y a pas de vrai participe
présent pour le nom-verbe "être" qui dit pourtant la présence même. Tu vois ça bien dans
le fameux dilemme de Hamlet, ce qui fait que les Anglais sont incapables de
prendre parti, par exemple pour ou contre le Brexit "pur et simple".
Ils ignorent la troisième voie du mélange (methexis
en grec) inventé, comme une mixture ou pharmacopée parricide par Platon et
universellement développé jusqu'au grand maître-queue, Hegel, à savoir la
dialectique des rapports.
A propos de traduction, une
parenthèse sur une « bégayant » la langue, mon amie coréenne à qui j’ai
promis, fort imprudemment, d'écrire un texte pour sa Grande Rétrospective de
textes de philosophes français dans un ouvrage prévoyant systématiquement des
traductions en anglais, alors qu'elle-même n'y entend goutte. Pour l'heure, je
n'ai trouvé que le titre de ma contribution laissée à voir pour plus tard, un titre forcément intraduisible parce que propre à l'idiome
du français : "VOIR LOIN". C'est une expression courante qui joue sur le temps et le projet, et non sur la vue au sens
soi-disant « propre ». Je te défie de pouvoir traduire fidèlement ce titre. C'est le
genre de défi que Derrida calculait à l’avance, et c’est pour cela qu’il a été
si bien lu en anglais, au contraire de notre philosophe national du Toucher. La
déconstruction vise à montrer noir sur blanc que toute traduction, en
tant que telle, en tant que
traduction d’une langue à l’autre, même si proches parentes comme le sont
français, anglais et le germain cousin allemand, est impossible
et pourtant nécessaire, pour être toujours déjà là au départ comme le corps étranger
ou, dit dans les termes de Nancy, l’Intrus dans
la langue (dans la « maison de l'être »). C’est aussi pour cela que
Derrida, pour couronner le dossier énorme de ma candidature à la carte verte pas plus verte que toi ni moi, un dossier de plus de six cent pages et avec douze lettres de
recommandation de philosophes, poètes, éditeurs et même un psychanalyste célèbre pour son Vocabulaire de la psychanalyse, m'a écrit une longue et très élogieuse lettre de recommandation
me désignant comme étant avant tout traducteur au plus haut sens du terme,
c’est-à-dire (that is to say) doué du
"don d'Hermès", titre de mon premier texte publié pour Le Temps de la Réflexion en 1984 et
repris comme premier chapitre de C’est à
dire (Poétique de Heidegger) en 1996.
Cette amie artiste
coréenne est furieuse parce que je refuse de lire le contrat qu’elle a signé
les yeux fermés avec son éditeur coréen, contrat rédigé en anglais, qu'elle a
essayé de traduire en français avec l'aide de google.tr. Je lui ai répondu que,
même si ce contrat avait été rédigé en français, il n'y a que les avocats qui
puissent en saisir non pas le sens, mais la pertinence et la portée juridique réelle.
Tout de même, il s’agit là de contrats. C'est comme le langage médical, il faut
d'abord s'y connaître en la matière,
et donc en avoir fait l’expérience - autre nom pour la traduction :
« la traversée des grandes eaux », si l’on traduit le I-Ching ou
Yi-King. De cette longue expérience qui
dépasse l’exercice d’une profession (même de foi), nul Auteur n’a vraiment une
idée claire. Mais je n'en dis pas plus sur la question: pendant dix ans que
j'étais salarié chez une « grande maison d’édition » parisienne, j'ai
été payé en droits d'auteur, ce qui m'arrangeait bien au niveau fiscal, lequel
je juge totalement déraisonnable en
France, et qui témoigne d’une persistance anachronique de l’Etat, et, plus
particulièrement, d'une invasion en règle du Ministère des Finances dans la vie
de chacun-e, écrirai-je pour finir ce paragraphe-parenthèse sur une note de
political correctness ou nov-langue, dite "écriture inclusive" dont
est fanatique ma fille géographe. Quelle féminisme!, applaudis-je en faisant exprès une grosse
faute d'orthographe. Que diable, pourquoi ne peut-on pas écrire féminisme au féminin? Parce qu’on peut tout
écrire, mais pas tout parler.
Pour revenir et répondre à ta question (il n’est jamais too late pour apprendre), si ma mémoire
est bonne, la traduction de Sein und Zeit en Being and Time par Joan
Stambaugh utilise ce terme de « beingness ». J'ai appris à traduire
Heidegger à l'âge de vingt ans dans un lieu désert et sans électricité, grâce à la flamme
d’une bougie et à la première traduction en anglais du même Sein und Zeit (Etre
et Temps, devrait-on écrire, sans article), alors que je n'avais jamais fait
d'allemand au lycée. Si François Vezin (alias Glandu) n'y avait pas fait
obstruction par son ignorance têtue de l’allemand, on aurait publié la seconde
section de S.u.Z. ou E&T traduite par mes soins en 1974, de même qu'il a
fallu deux ans à Fédier, le maître venu de Suisse, pour accoucher d'une (mauvaise)
traduction d'Unterwegs zur Sprache.
C’était à la mort de Heidegger en mai 1976. Je revenais de Bretagne après avoir
fait quelques jours de voile avec un ami (juif, il va sans dire) qui conduisait
une 2 CV pourrie mais avec un toit ouvrant comme ont les Dupont/Dupond dans Tintin au pays de l’or noir. On a tous
les deux éclaté de rire en apprenant la nouvelle de la mort du « Maître de la Forêt-Noire » (pas encore celui des Black Notebooks) sur France-Inter. Fédier m'a bien remercié (en tant que "mon
ancien élève" au lycée Pasteur) dans la Présentation de sa traduction Acheminement vers la parole, quand
j'avais soigneusement mis comme titre "En chemin vers la langue". Car, si le verbe sprechen veut bien dire "parler", il aurait fallu mettre
en français le verbe substantivé, à savoir le
parler et non la Parole (d'Evangile). Le nom die Sprache (au féminin dans les deux langues) n'est pas "la parole" en LANGUE
française. Mettre "le langage" n'est pas non plus juste, car il ne
s'agit pas davantage de généralités logiques à la Wittgenstein et encore moins
de linguistique. Il s’agit de la langue où l’on vit et habite, la langue
vivante donc, même si par écrit elle peut être tenue pour une langue morte comme le grec ancien si différent du moderne pour moi incompréhensible.