Wednesday, September 30, 2015

Héraclite, à nouveau

Héraclite ferait partie de nos jours des « radicaux », matérialistes au fond de l’âme, et dieu sait si elle est profonde, chez eux, assez pour accepter même l’antimatière des morts. Ces gens-là ne croient en rien, moins encore que d’honnêtes terroristes, lesquels eux, au moins, respectent les plus aveugles croyances, au nom d’une ancestrale obéissance aux autorités, d’autant plus puissantes que rendues incompréhensibles. Ces gens-là, qui n’y croient donc pas, au salut des âmes, il en existe quelques-uns par siècle, au mieux. Et peut-être pour pas très longtemps encore, à en juger le train où le « monde » va. Les appeler « philosophes », c’est encore trop dire, surtout si l’on considère à quelle vitesse la « philosophie » s’est décomposée. La vérité, c’est qu’aujourd’hui plus personne n’est demandeur en la matière. Il manque cruellement tout besoin, et par conséquent toute vocation. Aucune mission, de ce côté (de la vérité), ne ne peut plus apparaître sensée, et donc il n’y a plus aucun message à délivrer, sinon peut-être celui de se délivrer des messages tout prêts. Le mot a toujours évoqué la messe qui finit en se congédiant elle-même : Ite missa est
Il n’est donc pas sorcier de comprendre pourquoi Héraclite fut tenu à distance, comme si « l’on » avait eu peur de toucher à ce feu qui brûle plus que les mains, — un feu qui brûle tous les feux visant à arrêter sa communication panique, tous les obstacles au demeurant vains car le feu se repose tout en se transportant sans cesse. Ses transports sont son lieu propre. Si la rivière « figure » le sens de l’existence, c’est parce que cette existence, où tout coule sans cesse, nul n’y entrera deux fois, et pas même une seule ; on n’aura jamais eu le temps de vivre, parce qu’on y est plongé jusqu’au cou, dans ces eaux toujours « autres et autres ». Héraclite serait donc bien le philosophe du « flux ». C’est-à-dire de ce temps qui conjugue la dissémination en pure perte et le surgissement impromptu. L’instant est pris dans un tourbillon dont l’œil est étrangement calme : repos dans la conflagration même. Cela se passe en un éclair.
L’Histoire vient toujours après coup mais cet après coup rétroagit sur toute perception de « l’époque », ce fameux Zeitgeist que personne n’aura jamais pu rencontrer en personne, et surtout pas sur le coup ! L’historicité hante l’époque comme un spectre. Non seulement parce que les spectres font sans cesse retour (spectres de l’avenir compris, communisme ou « démocratie »), mais… La période s’est interrompue, le « sed etiam », « mais encore » restant suspendu à l’avenir — qui tarde ; comme toute périodisation (distribution en âges, temps modernes ou pas) devient impossible en toute rigueur, sans pourtant conclure à la confusion « postmoderne » qui a déjà fait long feu. Il va falloir apprendre à conjuguer l’archi-archaïque avec l’absolument moderne, car l’ennemi reste là, dans nos murs et sur nos écrans & fenêtres d’ordinateur : celui que les derniers philosophes (Nietzsche, Heidegger) ont appelé « nihilisme », occidental avant tout même s’il s’est répandu, mondialisé partout. Le philosophe de l’avenir ne peut être que l’envers absolu des fondamentalistes de tout bord, religieux comme athées.
Finitude infinie: la limite protège (de) l’infini pour le garder tel. Elle agit ainsi pour l’amour de ce qu’elle s’interdit à elle-même. La limite se garde d’être infinie : elle s’arrête précisément là où « commence » l’infini. Comprendre ainsi que l’hybris qui menace plus que l’incendie, c’est de faire disparaître toute limite, d’effacer ce seuil qui est le dernier garde-fou de l’infini. Chaos, condition de possibilité de toute organisation infinie. C’est comme avec toute guerre qui se nourrit d’elle-même, se dévore elle-même en suscitant la violence nécessaire pour se développer. Mythe de la croissance infinie, la puissance ne pouvant « vivre » qu’en régime d’accroissement vers toujours plus de puissance — sens de la Wille zur Macht, qui convient mieux aux corporations qu’aux nations nécessairement limitées, ne serait-ce que territorialement. Le toujours-plus traduit toujours le supplément métaphysique. Logique de la force mesurée à ses effets : un très petit chiffre peut tout faire basculer (la majorité, par exemple, en démocratie). Mais le plus traduit d’abord le manque à gagner que serait la vie sans plus. Donc une vie de plus, un surhomme, etc. Heidegger a raison, tout cela pue la sacristie, camouflée en « philosophie de la vie » ! Plutôt le néant que n’importe quoi !

Tuesday, September 22, 2015

la Sibylle


85.       DK B92, M75. Plutarque, Sur les oracles de la Pythie, 397 a.

Σίβυλλα μαινομένωι στόματι ἀγέλαστα καὶ ἀκαλλώπιστα καὶ ἀμύριστα φθεγγομένη χιλίων ἐτῶν ἐξικνεῖται τῆι φωνῆι διὰ τὸν θεόν.

« La Sibylle de sa bouche en folie proférant du sans joie & sans fards & sans encens de sa voix franchit mille ans grâce au dieu"

“Un livre qui nique tout” (citation): il devrait aussi se niquer lui-même? Le Livre, selon Mallarmé, « ne réclame approche de lecteur ». Cela ne saurait signifier qu’il soit sans lecteur, c’est l’approche qui n’est pas réclamée. Le Livre d’Héraclite réunit les deux principes contradictoires : de tout concerner (le monde comme un seul tout commun à tous) et donc de ne pas échapper aux lois d’autodestruction qu’il formule comme l’issue de ce qui devient  ou, mieux, est devenu, donc déjà passé. Ainsi, si c’est le Livre qui se lit tout seul (s’étant enveloppé d’une syntaxe bien à lui), comme c’est un Livre de Transformations (de formules transformables selon la même « logique »), il ne peut (et ne doit) jamais boucler le tout qu’il comprend, ce qui reviendrait à s’y enfermer et à perdre toute liberté de mouvement. Au contraire, comme le sophon dont il est la manifestation (plus que la trace, car il s’agit toujours de se frayer un chemin, non de le suivre), il lui plaît de demeurer en passant (ou en passance).

Le « Livre » D’Héraclite comportait, comme celui de Mallarmé, des blancs, mais ils n’avaient pas la même valeur : pour ce dernier, il s’agissait d’espacer la lecture, de lui ménager des pauses spéculatives ; alors que chez l’Obscur, ils marquent l’espace à venir. Dans un sens un peu outré, il est à l’image du « feu toujours brûlant » et donc – un « donc » qui ne relève pas d’un syllogisme – il peut continuer à se transformer ad vitam aeternam. Je sais bien que le « mien » n’est pas le même, mais s’il n’y a jamais eu de copie identique à soi ? Si ce livre ne subsiste plus que sous forme de morceaux cités par divers « lecteurs », à différentes époques, pour différents motifs (car on ne cite jamais sans raison), comment ne pas reconnaître cette voix unique qui porte, mieux encore que la Sibylle, à plus deux millénaires de distance ? C’est pourquoi je suis tenté de traduire « logos » par « voix ». Elle en a toute l’autorité, la vigueur, la franchise (« la franchise première », dit Rimbaud). Bien sûr ce n’est surtout pas une voix, rien de vocal, et c’est pourtant ce qui s’entend, dans la sommation à être appelé ou à appeler. Privilège (et malheur) du philosophe qui n’a pas besoin de se connecter à la prochaine borne : il invente la connexion universelle inaudible, intangible, invisible : une forme aigüe de déliaison, de dissolution, qu’il appelle pour commencer l’analyse. Si le lecteur survit à cette attaque aux points sensibles (ce qu’il y a sous nos pieds, à quoi personne ne pense d’ordinaire), il est mûr pour tout entendre d’une autre oreille. Et cette voix dit : ‘Si tu m’écoutes, mais pas moi, juste ce logos, cette musique' (bien plus encore que logique), alors tu sauras que tous ne font qu'un. 

Friday, September 4, 2015

des villes-refuges

Si, comme l’a écrit Gilles Deleuze, l’une des fonctions de la fiction est d’inventer un peuple qui manque alors c’est ce peuple que nous représentons, c’est de ce peuple dont nous devons être le Parlement, le Parlement d’« un peuple qui manque ».
Ce peuple qui manque, il y a bien des manières de se le représenter : ce sont bien sûr les peuplades engendrées par l’imagination des écrivains, le fameux bestiaire kafkaïen, les marins de Melville, les somnambules de Broch, les fantômes de Boulgakov, les gens de Dublin de Joyce... Mais ceux-là n’ont pas besoin de notre aide... Le peuple qui manque c’est aussi et surtout le million de Tutsis massacrés au cours du génocide au Rwanda, et ceux qui ont survécu dont on dit qu’ils sont principalement menacés d’amnésie et de mutisme, le peuple qui manque c’est aussi le petit peuple des Yanomanis d’Amazonie qui disparaît jour après jour, cerné par les flammes et les épidémies avec la complicité de notre silence, c’est encore le peuple ogoni dont les compagnies pétrolières détruisent la terre et l’environnement, c’est aussi le peuple de Tchernobyl et celui de Sierra Leone, le peuple de tous ceux, qu’ils soient kurdes, arméniens, tibétains ou palestiniens, à qui manque la terre, et le grand peuple des réfugiés de toutes les races et de tous les pays, les déplacés, les apatrides, dont les migrations décrivent l’histoire inversée des guerres et des conquêtes...
Très souvent depuis le Moyen Age, les villes, plus libérales en cela que les Etats, ont accueilli ceux qui étaient bannis, protégé ceux qui étaient menacés. Il suffit de penser à Dante, à Rabelais, à Voltaire. Au cours de ce siècle, le surréalisme, le cubisme, toutes les grandes aventures de la modernité ont uni la cité et le cosmos, la ville et le monde, ont été, au sens strict des aventures urbaines, des produits de l'hospitalité. Le Parlement international des écrivains a lancé en novembre 1994 un appel à la constitution d'un réseau de villes refuges capables d'offrir un asile aux écrivains et aux artistes menaçés. S'appuyant sur une tradition établie au Moyen Age qui faisait des villes un sanctuaire, un rempart contre les vengeances de sang.
A l'appel du Parlement International des écrivains, plus de quatre cents villes appartenant aux 37 Etats membres du Conseil de l'Europe ont rédigé et voté en 1995, une "Charte des villes refuges". Parmi elles une cinquantaine ont accueillis des écrivains depuis 1997:  Berlin,  Strasbourg, Barcelone, Mexico, PAris, Amsterdam, Helsinki, Göteborg, Florence...  Face à l'archipel du terrorisme international,  il ne suffit plus d'en appeler au respect des droits de l'homme, il faut reconquérir de nouveaux territoires libres, des zones franches de l'imaginaire, non pas des réserves où finirait de s'exténuer l'esprit libre, mais des caps, des pointes, pour recommencer l'aventure de la citoyenneté. Il faut créer des agencement nouveaux, trouper l'espace européen de villes ouvertes. Agencer cela veut dire, être attentifs aux connections plutôt qu’aux systèmes, aux frontières plutôt qu’aux territoires.
Le réseau des villes refuges n’est pas seulement une arche de Noë pour les écrivains persécutés, c’est un archipel, un dispositif viral qui permet de réintroduire de la diversité... Le réseau des villes refuges a connu toutes sortes de définitions, de métaphores ; chacun au Parlement a sa manière de le dire : pour Soyinka c’est un éco-système qui permet de transplanter dans un sol propice des semis, des plans menacés par la désertification, pour Derrida qui s’en est expliqué dans un livre Cosmopolites de tous les pays encore un effort, c’est un laboratoire d’une citoyenneté nouvelle, Glissant définit les villes refuges comme les refuges « des voix du monde »...
Multiplier les villes refuges c'est redonner droit de cité aux créateurs frappés d'interdit, briser leur isolement en créant autour d'eux de nouvelles solidarités, inventer de nouveaux réseaux, prendre en charge la défense non seulement des individus mais aussi de leurs oeuvres en favorisant lectures, traductions, diffusion. L'idée est belle. Elle porte avec elle une autre vision de la ville, de ce qui la rassemble et l'invente. Un autre régime de citoyenneté. Elle offre une issue concrète à l'égoïsme des Etats et au conservatisme des opinions. A nous d'en faire une réalité...


Je rouvre ce blog, nouveau puisque désormais "connecté", sur cet appel aux "villes-refuges" déjà daté, 1997 comme le livre de Derrida "Cosmopolites de tous les pays, encore un effort!" qu'il m'avait donné avec une dédicace resté à ce jour illisible. 97, c'était l'année de la décade de Cerisy ("L'animal autobiographique"), et celle de ma double vie, où j'avais pris New York pour une ville-refuge en même temps qu'interdite.
Il me l'adressait, ce petit livre tout fraîchement pondu, avec une sorte de clin d'oeil: comme si, des "cosmopolites", je n'avais plus à démontrer que j'en étais.
Il n'y a pas si longtemps, c'était un terme pourtant tenu pour une injure, et généralement adjoint à quelque saloperie antisémite.
Le cas de Kant a de quoi faire réfléchir. A Königsberg, devenu Kaliningrad, à quoi n'importe quel esprit "éclairé" (européen) pourrait-il aspirer, sinon à être cosmopolite?
De même qu'à Strasbourg, ne serait-ce que pour faire son devoir de "citoyen européen".
La question qui m'importune à présent, je me contenterai aujourd'hui de la poser, quitte à la déposer un autre jour.
S'il semble aujourd'hui impossible de distinguer entre "réfugiés" et "migrants (économiques)", c'est qu'il n'y a pas un seul lieu (ville ou village ou métropole) qui puisse être tenu pour un refuge inconditionnel, pas plus qu'il n'y a jamais eu d'hospitalité inconditionnelle.
Derrida écrit ceci, qui énonce la vérité de la "culture" occidentale depuis Homère:
"L'hospitalité, c'est la culture même et ce n'est pas une éthique parmi d'autres. En tant qu'elle touche à l'ethos, à savoir à la demeure, au chez-soi, au lieu du séjour familier autant qu'à la manière d'être, à la manière de se rapporter à soi et aux autres, aux autres comme aux siens ou comme à des étrangers, l'éthique est hospitalité ..." (Jacques Derrida, o.c., Galilée, 1997, p.42)
Héraclite décrit l'ethos comme un "démon" pour l'humanité: ce qui la commande et lui donne lieu d'être (tel ou tel).
Or cela n'est pas et ne saurait se résumer à un refuge. Ou alors que ce soit un refuge de haute montagne: entre deux mouvements, montée ou descente (c'est égal, il n'y a qu'un chemin). Un refuge pour clandestins, qui resteront à certains égards, même "légalisés", "naturalisés", sans papier, sans pays.