Tuesday, September 22, 2015

la Sibylle


85.       DK B92, M75. Plutarque, Sur les oracles de la Pythie, 397 a.

Σίβυλλα μαινομένωι στόματι ἀγέλαστα καὶ ἀκαλλώπιστα καὶ ἀμύριστα φθεγγομένη χιλίων ἐτῶν ἐξικνεῖται τῆι φωνῆι διὰ τὸν θεόν.

« La Sibylle de sa bouche en folie proférant du sans joie & sans fards & sans encens de sa voix franchit mille ans grâce au dieu"

“Un livre qui nique tout” (citation): il devrait aussi se niquer lui-même? Le Livre, selon Mallarmé, « ne réclame approche de lecteur ». Cela ne saurait signifier qu’il soit sans lecteur, c’est l’approche qui n’est pas réclamée. Le Livre d’Héraclite réunit les deux principes contradictoires : de tout concerner (le monde comme un seul tout commun à tous) et donc de ne pas échapper aux lois d’autodestruction qu’il formule comme l’issue de ce qui devient  ou, mieux, est devenu, donc déjà passé. Ainsi, si c’est le Livre qui se lit tout seul (s’étant enveloppé d’une syntaxe bien à lui), comme c’est un Livre de Transformations (de formules transformables selon la même « logique »), il ne peut (et ne doit) jamais boucler le tout qu’il comprend, ce qui reviendrait à s’y enfermer et à perdre toute liberté de mouvement. Au contraire, comme le sophon dont il est la manifestation (plus que la trace, car il s’agit toujours de se frayer un chemin, non de le suivre), il lui plaît de demeurer en passant (ou en passance).

Le « Livre » D’Héraclite comportait, comme celui de Mallarmé, des blancs, mais ils n’avaient pas la même valeur : pour ce dernier, il s’agissait d’espacer la lecture, de lui ménager des pauses spéculatives ; alors que chez l’Obscur, ils marquent l’espace à venir. Dans un sens un peu outré, il est à l’image du « feu toujours brûlant » et donc – un « donc » qui ne relève pas d’un syllogisme – il peut continuer à se transformer ad vitam aeternam. Je sais bien que le « mien » n’est pas le même, mais s’il n’y a jamais eu de copie identique à soi ? Si ce livre ne subsiste plus que sous forme de morceaux cités par divers « lecteurs », à différentes époques, pour différents motifs (car on ne cite jamais sans raison), comment ne pas reconnaître cette voix unique qui porte, mieux encore que la Sibylle, à plus deux millénaires de distance ? C’est pourquoi je suis tenté de traduire « logos » par « voix ». Elle en a toute l’autorité, la vigueur, la franchise (« la franchise première », dit Rimbaud). Bien sûr ce n’est surtout pas une voix, rien de vocal, et c’est pourtant ce qui s’entend, dans la sommation à être appelé ou à appeler. Privilège (et malheur) du philosophe qui n’a pas besoin de se connecter à la prochaine borne : il invente la connexion universelle inaudible, intangible, invisible : une forme aigüe de déliaison, de dissolution, qu’il appelle pour commencer l’analyse. Si le lecteur survit à cette attaque aux points sensibles (ce qu’il y a sous nos pieds, à quoi personne ne pense d’ordinaire), il est mûr pour tout entendre d’une autre oreille. Et cette voix dit : ‘Si tu m’écoutes, mais pas moi, juste ce logos, cette musique' (bien plus encore que logique), alors tu sauras que tous ne font qu'un. 

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