85. DK
B92, M75. Plutarque, Sur
les oracles de la Pythie, 397 a.
Σίβυλλα μαινομένωι
στόματι ἀγέλαστα καὶ ἀκαλλώπιστα καὶ ἀμύριστα φθεγγομένη χιλίων ἐτῶν ἐξικνεῖται
τῆι φωνῆι διὰ τὸν θεόν.
« La Sibylle de sa
bouche en folie proférant du sans joie & sans fards & sans encens
de sa voix franchit
mille ans grâce au dieu"
“Un livre qui nique tout” (citation): il
devrait aussi se niquer lui-même? Le Livre, selon Mallarmé, « ne réclame
approche de lecteur ». Cela ne saurait signifier qu’il soit sans lecteur,
c’est l’approche qui n’est pas réclamée. Le Livre d’Héraclite réunit les deux
principes contradictoires : de tout concerner (le monde comme un seul tout
commun à tous) et donc de ne pas échapper aux lois d’autodestruction qu’il
formule comme l’issue de ce qui devient ou, mieux, est devenu, donc déjà
passé. Ainsi, si c’est le Livre qui se lit tout seul (s’étant enveloppé d’une
syntaxe bien à lui), comme c’est un Livre de Transformations (de formules
transformables selon la même « logique »), il ne peut (et ne doit)
jamais boucler le tout qu’il comprend, ce qui reviendrait à s’y enfermer et à
perdre toute liberté de mouvement. Au contraire, comme le sophon dont il est la manifestation (plus que la trace, car il
s’agit toujours de se frayer un chemin, non de le suivre), il lui plaît de
demeurer en passant (ou en passance).
Le « Livre » D’Héraclite comportait, comme
celui de Mallarmé, des blancs, mais ils n’avaient pas la même valeur :
pour ce dernier, il s’agissait d’espacer la lecture, de lui ménager des pauses
spéculatives ; alors que chez l’Obscur, ils marquent l’espace à venir.
Dans un sens un peu outré, il est à l’image du « feu toujours
brûlant » et donc – un « donc » qui ne relève pas d’un
syllogisme – il peut continuer à se transformer ad vitam aeternam. Je sais bien que le « mien » n’est pas
le même, mais s’il n’y a jamais eu de copie identique à soi ? Si ce livre
ne subsiste plus que sous forme de morceaux cités par divers
« lecteurs », à différentes époques, pour différents motifs (car on
ne cite jamais sans raison), comment ne pas reconnaître cette voix unique qui
porte, mieux encore que la Sibylle, à plus deux millénaires de distance ?
C’est pourquoi je suis tenté de traduire « logos » par
« voix ». Elle en a toute l’autorité, la vigueur, la franchise
(« la franchise première », dit Rimbaud). Bien sûr ce n’est surtout
pas une voix, rien de vocal, et c’est pourtant ce qui s’entend, dans la
sommation à être appelé ou à appeler. Privilège (et malheur) du philosophe qui
n’a pas besoin de se connecter à la prochaine borne : il invente la
connexion universelle inaudible, intangible, invisible : une forme aigüe
de déliaison, de dissolution, qu’il appelle pour commencer l’analyse. Si le
lecteur survit à cette attaque aux points sensibles (ce qu’il y a sous nos
pieds, à quoi personne ne pense d’ordinaire), il est mûr pour tout entendre
d’une autre oreille. Et cette voix dit : ‘Si tu m’écoutes, mais pas moi,
juste ce logos, cette musique' (bien plus encore que logique), alors tu sauras que tous ne font qu'un.
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