Monday, March 28, 2016

Fin des "Humanités"


  1. L’université même en son concept supérieur a vécu, elle n’est qu’une survivance, dès lors que l’universalité a fait naufrage, entraînant avec elle le corps des « humanités ». Mais, tout en marchant par allées jaunies de feuilles mortes, je me représentais la situation – la mienne, tant que suis un enseignant « actif » - ainsi : d’une part les « Antiquités » (langues mortes, époques pré-modernes) sont la seule culture que je tienne pour « vivante », et j’en suis le rejeton en tout & pour tout, après avoir vécu en Ulysse, Alcibiade, Antigone, Héraclite, et même Platon – mais, et c’est le complément nécessaire de la première part dans la mesure où elle est la totalité (de la « culture »), je me refuse obstinément à tenir ce qui se consomme aujourd’hui pour autre chose que des produits de synthèse.  Dans un sens, ma liberté de manœuvre s’est réduite à presque rien, car j’estime vain de vouloir faire partager mes passions (c’en sont de violentes), et même néfaste : fatalement elles tourneront au poids mort qui entraîne au fond, et je ne tiens pas à être identifié à une antiquité, si respectable fût-elle par ailleurs. Mais ce « presque-rien » reste ouvert à une autre possibilité : ce que Hölderlin appelait la « sobriété junonienne ». Junon, c’est Héra en grec, la femme de Zeus, présente dans le nom d’Héraclite. Sobriété ne signifie pas simplification, ni le rigorisme puritain de ce poète qui tourne souvent en prédicateur, et finit en ermite en haut de sa Tour. Pour les curieux qui viennent le voir comme au zoo, « le poète » (il a même perdu son nom) écrit sur commande des « tableaux » des saisons, seul « sujet » qui puisse offrir un terrain commun – mais tout ne s’est-il pas défait à partir du moment où il se trouve abandonné de tous ? Où son métier n’a plus lieu d’être ? Disparition du poète – disparition du « peuple », tournant soit au petit-bourgeois (ennemi de toute poésie), soit au « travailleur » qui n’a pas de temps à perdre avec des poèmes qu’il ne comprend pas. Un luxe de déclassé, pour ainsi dire. Nécessairement décadents ou parasites dans un monde où la seule valeur reconnue universellement est « l’économie » (le profit), les « poètes » fondent-ils encore quoi que ce soit de durable ? A la manière de l’aède peut-être fictif Homère qui a donné aux Grecs leurs dieux, en ayant inventé, c’est-à-dire formé l’imaginaire grec : mortels & immortels inséparables, pas confondus mais pris dans la mêlée des histoires, humaines d’abord et c’est en quoi Homère a lancé les « humanités », ce mythe des « hommes supérieurs ».

Thursday, March 24, 2016

Catafalques Cimmériens


Dans son introduction, l’éditeur moderne du Livre des Morts se demande pourquoi nous sommes plus riches en descriptions de l’enfer que du paradis. C’est une question un peu simplette : du Bien il n’y a rien à dire ; c’est un état de béatitude qui ressemble à une perte de conscience. C’est pourquoi tous les paradis se ressemblent, tous aussi abstraits les uns que les autres. Le paradis est une fabrication de l’idéal en série ; l’enfer réside dans les détails, comme on dit en anglais. Il n’y a que les détails qui ressortent. Dehors c’est un four, crématoire même. Plus d’air, plus de souffle, plus d’esprit. L’esprit-ba très bas. Toutes les phrases s’alignent les unes à la suite des autres comme autant de blocs de rocs à demi taillés que quelque dieu aurait laissés de son passage éphémère sur terre. Des constructions sur le sable du canal. Des palais d’échafaudages destinés à démonter l’échafaud en construisant des théories de catafalques ; mot hybride assemblant le kata grec à un tour de bois latin. Pourquoi cette obsession de rester ? Ani le scribe déteste l’archive qu’il entend comme l’art chié. Il copie et même gratte toute la sainte journée. Krach, Crasse, Trash, Grâce ; pour finir, il lui aura fallu les effacer tous. À tout observateur étranger, l’opérateur à la commande ferait l’effet d’un bateau ivre. Mais le pilote caché sous l’écorce des mots s’est enchaîné au mât de Mâat, sans céder à la facilité, arrimant plus que jamais la barque au cap tenu envers et contre tout, cinglé cinglant vers le pays des morts, comme tous les grands poètes qui vont à la suite d’un éclat de rire homérique jusqu’en Cimmérie, où « un grand |…| a pris une route de dangers laissé presque tout chez sur embarcation épouvantes + Confins du monde. » 
Des Enfers, Ulysse pourra toujours revenir sain et sauf, comme si la mort n’était là qu’en métaphore. S’il peut sortir vivant des enfers, c’est qu’il en a déjà triomphé, en l’aveuglant de son sens (le beau gosse en grec, logos) ; son sens de la lecture ne visait qu’au retour, qu’à trouver le chemin du retour vers son îlot caillouteux d’idiotisme, son heaume-suite-homme. Il doit descendre en enfer pour trouver le chemin du retour ; le sens se renverse, et c’est dans la parole du voyant aveugle Tirésias qu’il pourra voir son avenir lui revenir. Dans tous les cas, l’enfer n’est convoqué qu’à faire revenir les pieds sur terre, supposée donc n’être pas un enfer. Or, nul ne peut entrer vivant dans le territoire des morts ; il faut pour cela avoir été sanctifié, lavé, vérifié, purifié, embaumé. Il ne suffit même pas d’être mort, il faut être bien mort pour « répéter le vivre ». N’avez-vous jamais rêvé d’un mort déambulant comme un passant à dévisager les vivants d’un air sarcastique : « Vivants, ces sacs à vers ? Mieux vaut être une momie en plein soleil ! »

Le soleil plongeait et toutes les rues s’ombraient
A l’heure où nous touchions la passe de l’océan au profond cours.
[se trouve] le peuple et la cité des hommes Si-mais-rien,
Couverts de brumes et de nuées ;  jamais
Le soleil ne les a transpercés de ses rayons brillants,
Ni quand il s’avance vers les astres célestes,
Ni quand du ciel il revient vers la terre ;
Mais une nuit totale est tendue sur ces craintifs mortels.

Les hommes « Si-mais-rien », c’est pour dire les Cimmériens. On ne sait rien, mais rien de rien à leur sujet. Et comment, comment les voir sans lumière : là où ils demeurent, le soleil ne transperce jamais, jamais la voûte céleste. Ils habitent dans un flou total. Homère, l’aveugle de naissance, qui donnait à la mer la couleur du vin parce qu’elle le saoulait, parle d’une nuit intègre et intégrale, car le grec holos dit le même que sain & sauf ; c’est une nuit tout entière qui est tendue sur les craintifs mortels qui habitent à deux pas des morts. Aux confins du monde, un pays, une contrée à part, une chora s’ouvre à la tombée du jour et s’appelle à être l’Occident. L’entrée des Enfers est connue du seul Ulysse qui tient la formule de la magicienne Circé, la fille d’Hélios-Rê, dont le nom désigne communément le faucon, qui la tient elle-même d’Hermès, lui-même frère grec de Toth. Où se trouve la fin du monde ? Au bord de la mer, là où le soleil se couche à jamais. Homère ne fournit aucune information utilisable pour le situer les lieux sur une carte, parce qu’ils figureraient nécessairement sur les marges (ou marches) de toute carte. Aux confins de tout. Au bord de l’inconnu, c’est tout ce qu’on sait : reposant dans la nuit, au milieu de toutes les voix mortes…
La Cimmérie borde la nuit, et c'est ainsi qu'il lui échoit de recueillir le Jour, la présence échue. Chute du Jour : Tirésias s'avance, l’aveugle clairvoyant, d'or est son sceptre mais un filet sa voix : « Pourquoi donc, malheureux, as-tu quitté ainsi la clarté du soleil pour visiter des morts et une contrée sans joie ? » De même, les premières paroles de la mère d’Ulysse à son fils : « Mon enfant, comment as-tu pu venir sous un Occident brumeux, toi qui es vivant ? Car ce pays se laisse difficilement voir sans jour. » Zophon dit à la fois l'Ouest et l'Obscurité. Vivre, en grec, c’est, dans la langue du « c’est », voir le jour, ce Rayon d`or qui frappe tout nouveau-né au point qu’il en crie de douleur. Nous naissons tous aveugles ou plutôt aveuglés, blessés par la cruauté, le couteau de la lumière. Sa mère poursuit, expliquant à Ulysse pourquoi lui vivant ne peut l'embrasser elle morte : « Mais le même statut est imparti aux mortels, dès lors qu'un d'entre eux vient à mourir : les muscles ne retiennent plus ni la chair ni les os, mais pour une part l'ardente guerre du feu les dompte, dès lors que le cœur a quitté les os blanchis ; pour une autre part, la psyché s'envolant comme en songe plane dans les airs. » C’est en tant que les fils du feu qu’ils brûlaient leurs corps, et non pour respecter des rites funéraires transmis on ne sait comment. Même pour Homère la psyché n'est qu'un résidu qui survit lamentablement à l'épreuve du feu. Ame et ombre se valent. L'ombre témoigne d'un feu ; ce feu a son lieu dans le cœur, thumos.
« Répands sur le trou une blanche farine de froment pur et, priant, suppliant les morts, têtes sans force, prends la meilleure vache pour la brûler sur un bûcher rempli des plus belles à prendre, & en outre, noie-toi dans un puits de sens. » Je laisse là ces textes massacrés pour ce qu’ils ont l’air d’être, à savoir un marché de sacrifice en retour, parce qu’au fond, c’est toujours du retour à soi qu’il s’agit, dans l’économie. Dans la Loi de la maison de l’être à la maison chez soi. La loi du sacrifice exige de verser le sang, même dans les marchés qu’on fait avec les morts ; et les morts ne sont pas très aimables, quand ils sentent le sang des guerriers tombés en foule sous le bronze des pieux. Il vaut mieux les tenir à distance, car ce n’est pas de sang mais de sens qu’Ulysse est assoiffé. Il s’adresse donc à Tirésias, le mantis, ce qu’on traduit par « prophète » (autre mot grec, et qui pourtant s’emploie indifféremment pour les trois religions monothéistes), ou plutôt le devin, celui qui devine (la devinette, comme Œdipe fit, paraît-il, avec le Sphinx : la solution de l’énigme, c’est l’Homme, du moins c’est Hegel qui le dit).
S’il y a une divinité purement grecque, c’est le feu, qui se dit « pur » ou « pyr » comme dans « pyramide », et d’abord le feu du ciel. Il purifie. Il consume les chairs, et le corps qui reste n’est plus qu’une ombre sans sang. Et pourtant voici comment Achille, « le plus vivant » d’entre tous les fils du feu, parle à Ulysse, sang et tête froids en Enfer : « Ne me parle pas de la mort, rusé Ulysse ! Je préfèrerais vivre en dernier des misérables, simple valet de bœufs, et vivre aux gages d’un pauvre paysan, qui n’aurait pas grand-chose à manger, que régner sur ces loques, sur tout ce peuple éteint ! » Eteint : extinction de feu. Feu Achille. Pourtant même mort, il reste toujours aussi prêt à s’enflammer, ainsi pour son fils, son honneur ! Lui qui avait couru se travestir en bonne sœur pour éviter de partir à la guerre, soit à son Destin avec une lettre capitale. « Ne me parle pas de la mort, brillant Ulysse ! » Cette brillance, cet éclat, c’est cela qu’il a perdu à jamais, et au fond, quand on a perdu cela, à quoi peut bien servir de rester en vie ? Si l’on ne peut plus non seulement voir le jour, mais être le jour, être sa vigueur, sa rondeur, sa plénitude, mais aussi sa tension, la tension de l’arc dont le nom est vie mais dont la flèche porte la mort. Etre n’est-il plus qu’une étoile éteinte, qui brille encore mais pour combien de temps encore, un peu comme l’astre « Dieu » s’est éteint il y a des siècles ou des heures, car il faut bien respecter les décalages, sans qu’au fond cela fasse une grande différence sur terre — à condition de savoir si, sur terre, nous y sommes encore et pas déjà dessous, en compagnie des ombres invoquées par un maniaque caché sous une peau de mouton fraîchement égorgé. Histoire de ne pas oublier que tout se finit par un bain de sang, qui demandera encore un voyage, le dernier voyage d’Ulysse qui n’a jamais fait l’objet d’aucun récit, sauf dans ce chapitre XI dans la bouche de Tirésias, où il est dit au futur antérieur, sous la forme d’une promesse ultime : le massacre des prétendants une fois accompli, Ulysse devra repartir avec sa bonne rame à l’épaule et marcher, tant et tant qu’à la fin, il rencontre des gens qui n’ont jamais vu de mer ni de rame, et la marque de cette ignorance se lira à la méprise qu’ils auront faite, de prendre la rame pour une pelle à grains. A ce signe, Ulysse devra lui aussi tenir sa rame pour autre chose, un arbre dégénéré, puisqu’il doit la planter dans la terre en honneur au dieu de la mer stérile où nulle plante ne pousse…  
Source: MFM, Livre des Morts, chapitre 15.

Thursday, March 17, 2016

Tout est intime

Tout est intime. Traduction d’un vers du poète qui continue d’être mon guide dans le désert du monde : tout se tient sans s’en tenir à rien. Tu tournes la page et le lendemain vendredi 13 mars c’est un autre son de cloche : citation :

« Quelle folie j'aurais dû, un autre aurait pu m'arrêter, me foutre en prison, au cabanon tout droit et comme je comprends que tous l’aient refusé, ce livre à jeter au feu, séance tenante » et ça se termine éloquemment « et j’ai écrit oui en marge en grosses lettres rouges indélébiles par une question pas rhétorique pour un sou : « peut-on avoir un orgasme de désespoir, de néant absolu ? » Mais je n'en suis qu'à la page deux, qui vous expose la méthode, c’est-à-dire voir ce que le poète dit et non pas dire ce qu’il a vu, parce que justement on est toujours seul à voir ce qu’on voit. Et j’en viens à me demander si ce n’est pas là que passe la ligne de partage séparant les servants de Toth de tous les serviteurs de l’immédiateté la plus plate. Ils ne se rappellent jamais rien, pensant que le passé n’a plus lieu d’être. Quitte à être sans passé, il faut s’abstenir entièrement, continuellement, obstinément, d’écrire quoi que ce soit, même un message « purement » informatif. Alors oui, peut-être éprouvera-t-on la force de cette compulsion comme pratiquement obscène, et alors (peut-être) sera-t-on aussi libre que Socrate de s’adresser au premier venu.

Les images, deux photographies glissées