Sunday, February 11, 2018

Trop tard

Je lutte contre la lourdeur de mes paupières. Tant que je garde les yeux ouverts, que je vois la lumière du jour (même tombé comme il vient de le faire), ‘je’ garde un semblant d’existence, mais il suffit que je les abandonne, [pour qu’aussitôt] je plonge dans le Tartare, entité obscure composée de la Tare (de l’art) & du (trop) tard. Trop tard pour quoi ? Prendre l’avion ? Mais non, c’est pour mardi prochain. Trop tard pour rien, alors – serait le trop ? A moins que cela ne se mesure hors-cadre, et pas en termes de « ponctualité », (à laquelle je tiens absolument, « dans la vie » – pratique, où les trains doivent partir à l’heure, car heure = travail = division du temps en tâches ponctuelles). Sur le « plan » de la pensée, la ponctualité n’a aucun sens : elle n’a pas d’heures (ouvrables), et en conséquence jamais de repos non plus. Ou elle est éveillée, ou elle « dort ». Guillemets car c’est bien la-plupart-du-temps le cas. Parce que la vie « pratique » demande à ce qu’il n’y ait surtout pas à (trop) penser ;  ou que penser lui apparaît toujours « de trop ». Penser = hésiter ? Tarder ? D’où son côté demeuré, inadapté par rapport aux tâches du jour ; le dentiste qui m’a arraché cette dent pourrie (& couronnée, de surcroît, comme la reine d’Angleterre) n’avait pas intérêt à penser s’il voulait bien faire son travail ! Je cherche à savoir ce qui vraiment appelle à penser, et ne me satisfais pas de la réponse de Heidegger que c’est parce que nous ne pensons « pas encore » —ce « pas-encore » (que j’aimerais détourner de son sens plat et entendre « pas en corps », car ce n’est qu’en corps que la pensée peut « s’épanouir ») place la pensée dans la dimension négative du futur (défini traditionnellement comme « pas encore présent »), c’est-à-dire postule que la pensée puisse venir à elle-même en présence (présence à elle-même). C’est l’erreur de base de la Métaphysique : parler de « présence » pour la pensée, c’est faire de celle-ci une manière d’étant (subsistant) ; comme ça on a l’illusion d’avoir la pensée de X ou Y, Platon ou Nietzsche, à sa disposition, et donc reproductible sans autre effort que la mémorisation de l’écrit… absurdité qui exige du lecteur qu’il se transforme en Xerox ! 
[…]
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L’université même en son concept supérieur a vécu, je la tiens désormais pour un mensonge éhonté – dès lors que l’universalité a fait naufrage, entraînant avec elle le corps des « humanités ». Mais, tout en marchant par allées jaunies de feuilles mortes, je me représentais la situation – la mienne, tant que suis un enseignant « actif » - ainsi : d’une part les « Antiquités » (langues mortes, époques pré-modernes) sont la seule culture que je tienne pour « vivante », et j’en suis le rejeton en tout & pour tout, après avoir vécu en Ulysse, Alcibiade, Antigone, Héraclite, et même Platon – mais, et c’est le complément nécessaire de la première part dans la mesure où elle est la totalité (de la « culture »), je me refuse obstinément à tenir ce qui se consomme aujourd’hui pour autre chose que des produits de synthèse.  Dans un sens, ma liberté de manœuvre s’est réduite à presque rien, car j’estime vain de vouloir faire partager mes passions (c’en sont de violentes), et même néfaste : fatalement elles tourneront au poids mort qui entraîne au fond, et je ne tiens pas à être identifié à une antiquité, si respectable fût-elle aux yeux – de qui ? Mais ce « presque-rien » reste ouvert à une autre possibilité, hors-cadre ou hors-programme : ce que Hölderlin appelait la « sobriété junonienne ». Junon, c’est Héra en grec, la femme de Zeus, présente dans le nom d’Héraclite. Sobriété ne signifie pas simplification, ni le rigorisme puritain de ce poète qui tourne souvent en prédicateur, et finit en ermite en haut de sa Tour. Pour les curieux qui viennent le voir comme au zoo, « le poète » (il a même perdu son nom) écrit sur commande des « tableaux » des saisons, seul « sujet » qui puisse offrir un terrain commun – mais tout ne s’est-il pas défait à partir du moment où il se trouve abandonné de tous ? Où son métier n’a plus lieu d’être ? Disparition du poète – disparition du « peuple », tournant soit au petit-bourgeois (ennemi de toute poésie), soit au « travailleur » qui n’a pas de temps à perdre avec des poèmes qu’il ne comprend pas. Un luxe de déclassé, pour ainsi dire. Nécessairement décadents ou parasites dans un monde où la seule valeur reconnue universellement est « l’économie » (le profit), les « poètes » fondent-ils encore quoi que ce soit de durable ? A la manière de l’aède peut-être fictif Homère qui a donné aux Grecs leurs dieux, en ayant inventé, c’est-à-dire formé l’imaginaire grec : mortels & immortels inséparables, pas confondus mais pris dans la mêlée des histoires, humaines d’abord et c’est en quoi Homère a lancé les « humanités », ce mythe des « hommes supérieurs ».

Extrait de "Novembre Noir", 2011. 

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