Je lutte contre la lourdeur de mes paupières. Tant
que je garde les yeux ouverts, que je vois la lumière du jour (même tombé comme
il vient de le faire), ‘je’ garde un semblant d’existence, mais il suffit que
je les abandonne, [pour qu’aussitôt]
je plonge dans le Tartare, entité obscure composée de la Tare (de l’art) &
du (trop) tard. Trop tard pour quoi ? Prendre l’avion ? Mais non,
c’est pour mardi prochain. Trop tard pour rien, alors – où serait le trop ? A moins que cela ne se mesure hors-cadre,
et pas en termes de « ponctualité », (à laquelle je tiens absolument,
« dans la vie » – pratique, où les trains doivent partir à
l’heure, car heure = travail = division du temps en tâches ponctuelles). Sur le
« plan » de la pensée, la ponctualité n’a aucun sens : elle n’a
pas d’heures (ouvrables), et en conséquence jamais de repos non plus. Ou elle
est éveillée, ou elle « dort ». Guillemets car c’est bien
la-plupart-du-temps le cas. Parce que la vie « pratique » demande à
ce qu’il n’y ait surtout pas à (trop) penser ; ou que penser lui
apparaît toujours « de trop ». Penser = hésiter ? Tarder ? D’où
son côté demeuré, inadapté par rapport aux tâches du jour ; le dentiste
qui m’a arraché cette dent pourrie (& couronnée, de surcroît, comme la
reine d’Angleterre) n’avait pas intérêt à penser s’il voulait bien faire son
travail ! Je cherche à savoir ce qui vraiment appelle à penser, et ne me
satisfais pas de la réponse de Heidegger que c’est parce que nous ne pensons
« pas encore » —ce « pas-encore » (que j’aimerais
détourner de son sens plat et entendre « pas en corps », car ce n’est
qu’en corps que la pensée peut « s’épanouir ») place la pensée dans
la dimension négative du futur
(défini traditionnellement comme « pas encore présent »), c’est-à-dire
postule que la pensée puisse venir à elle-même en présence (présence à
elle-même). C’est l’erreur de base
de la Métaphysique : parler de « présence » pour la pensée,
c’est faire de celle-ci une manière d’étant
(subsistant) ; comme ça on a l’illusion d’avoir
la pensée de X ou Y, Platon ou Nietzsche, à sa disposition, et donc
reproductible sans autre effort que la mémorisation de l’écrit… absurdité qui
exige du lecteur qu’il se transforme en Xerox !
[…]
6
L’université
même en son concept supérieur a vécu, je la tiens désormais pour un mensonge
éhonté – dès lors que l’universalité a fait naufrage, entraînant avec elle le
corps des « humanités ». Mais, tout en marchant par allées jaunies de
feuilles mortes, je me représentais la situation – la mienne, tant que suis un
enseignant « actif » - ainsi : d’une part les
« Antiquités » (langues mortes, époques pré-modernes) sont la seule
culture que je tienne pour « vivante », et j’en suis le rejeton en
tout & pour tout, après avoir vécu en Ulysse, Alcibiade, Antigone,
Héraclite, et même Platon – mais, et c’est le complément nécessaire de la
première part dans la mesure où elle est la totalité (de la « culture »),
je me refuse obstinément à tenir ce qui se consomme aujourd’hui pour autre
chose que des produits de synthèse. Dans un sens, ma liberté de manœuvre s’est réduite
à presque rien, car j’estime vain de vouloir faire partager mes passions (c’en
sont de violentes), et même néfaste : fatalement elles tourneront au poids
mort qui entraîne au fond, et je ne tiens pas à être identifié à une antiquité,
si respectable fût-elle aux yeux – de qui ? Mais ce
« presque-rien » reste ouvert à une autre possibilité, hors-cadre ou
hors-programme : ce que Hölderlin appelait la « sobriété
junonienne ». Junon, c’est Héra en grec, la femme de Zeus, présente dans
le nom d’Héraclite. Sobriété ne signifie pas simplification, ni le rigorisme
puritain de ce poète qui tourne souvent en prédicateur, et finit en ermite en
haut de sa Tour. Pour les curieux qui viennent le voir comme au zoo, « le
poète » (il a même perdu son nom) écrit sur commande des
« tableaux » des saisons, seul « sujet » qui puisse offrir
un terrain commun – mais tout ne s’est-il pas défait à partir du moment où il se trouve abandonné de tous ? Où son métier n’a
plus lieu d’être ? Disparition du poète – disparition du
« peuple », tournant soit au petit-bourgeois (ennemi de toute poésie),
soit au « travailleur » qui n’a pas de temps à perdre avec des poèmes
qu’il ne comprend pas. Un luxe de déclassé, pour ainsi dire. Nécessairement
décadents ou parasites dans un monde où la seule valeur reconnue universellement
est « l’économie » (le profit), les « poètes » fondent-ils encore
quoi que ce soit de durable ? A la manière de l’aède peut-être fictif Homère
qui a donné aux Grecs leurs dieux, en ayant inventé, c’est-à-dire formé l’imaginaire grec : mortels
& immortels inséparables, pas confondus mais pris dans la mêlée des
histoires, humaines d’abord et c’est
en quoi Homère a lancé les « humanités », ce mythe des « hommes
supérieurs ».
Extrait de "Novembre Noir", 2011.
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