Sunday, February 4, 2018

Voir reste à voir


J’aimerais effacer tout, faire comme si rien n’avait eu lieu, alors que rien n’a encore eu lieu, rien que la scène encore répétée de ma mort vue mais jamais venue. Peut-être devrais-je l’appeler. Mais de quel nom ? Tout nom étant un nom de mort, seule la mort resterait sans. Oui, je l’appellerais bien ainsi, mais comment l’écrire, ce « sans » ? Même sans finira par faire trop sens. Pour me distraire de ces pensées sans issue, je laisse se déployer l’Amazone et les petits personnages disséminés à travers l’étendue, les uns cheminant le long de pistes recouvertes de hautes herbes, un autre sur une pirogue remontant le petit estuaire jusqu’à la rive bordée de maisons-cases sur pilotis. Toujours le paysage se fait percevoir comme une composition picturale nettement séparée du point de vue où est placé l’observateur. La foule compacte lui paraît semblable, avec un mouvement beaucoup plus lent et régulier, aux centaines d’insectes qui tourbillonnent autour du lampadaire, parfois visité par une chauve-souris qui en gobe un en passant.

L’œil qui s’ouvre a déjà percé le jour : don Jorge, le shaman de la forêt, m’avait dit que, pour voir, il vaut mieux fermer les yeux, ou du moins les maintenir à demi clos. Or j’ai découvert qu’il n’y a pas de condition requise : voir arrive ou n’arrive pas, et arrive ou n’arrive pas les yeux ouverts ou fermés, c’est égal. Voir n’a rien à voir avec l’optique, qui, elle, a tout à voir avec les illusions. Voir quoi ? Voir avant tout le néant — à  nouveau, comme la veille à la même heure, les pompes de la piscine se sont mises en marche avec leur bruit saoulant de succion. A la réception de l’hôtel, l’employé a posé sa tête sur le clavier de l’ordinateur pour dormir un peu. Aussitôt un autre, plus jeune, est venu le tirer de sa torpeur et le rappeler à son devoir. Il n’y a pas un seul client à l’horizon. Voir, c’est toujours voir au-delà, percer à jour. Perdre de vue le cadre, le casser en morceaux toujours plus petits par exemple. Fixer le nez de l’homme sur les lettres du clavier. Respire-t-il l’odeur de ses rêves ? Est-il entré dans le nirvana qui semble le nimber d’une grâce de patate douce ? Il n’y a pas là de scène du tout. Pas de drame non plus. Voir reste toujours à voir. 

Extrait de "O Ma Tête de Mort", 2009. 

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