26 juillet 2016.
Donc j’aurai envoyé au Département d’Etat mon
passeport américain expirant le jour où Hillary Clinton a été nommée la candidate du parti démocrate. Simple coïncidence. Qui me rappelle que j’ai
demandé, il y a dix ans, la citoyenneté américaine au lendemain d’une « crise
de folie » où j’ai pensé trouver refuge au cœur même de l’ennemi –
Homeland Security. C’est peut-être le 11 septembre qui avait préparé ce
revirement. Mais la réalité est que cet « événement » est resté
abstrait pour moi – je ne parvenais à m’identifier à aucune victime – ou
peut-être même ai-je pensé que New York ou le Pentagone méritaient d’avoir leur
morgue rabattue. C’est plutôt après l’ouragan Katrina, quatre ans plus tard,
que les choses ont tourné ; dans tous les cas, parce que je n’ai pas fait ça
pour moi (mais pour que ma femme ait sa carte verte), j’ai eu ma récompense avec l’élection d’Obama –
même si je prévoyais qu’il allait sauver cela même que je tiens pour le plus nihiliste : les banques et
l’industrie automobile. Valent-ils mieux que la guerre ? Ou n’est-ce qu’un
de ses visages les plus policés ?
Le nouveau passeport me sera restitué avec
l’ancien. Je n’avais donc pas besoin de faire des photocopies de chaque page,
avec la liste des visas pour le Pérou, Tobago ou l’Equateur. Et même pour la
France tenue pour un pays étranger[1].
Même si Trump n’était pas élu –
raisonnablement cela ne devrait pas arriver, mais où a-t-on vu que la politique
soit toujours raisonnable ? Les électeurs de Trump ne devraient pas
exister si l’on suivait la définition de l’être humain selon Aristote : "animal raisonnable" (ratio traduction latine du logos)
et donc politique. Même
« animal » (encore moins bonne traduction du grec zôon, le « vivant ») est
faux : il faut avoir une anima – donc je suis résolu à quitter ce pays « où rôde la folie » (Rimbaud).
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Le fantôme de Bill Clinton – la honte
(baptiste) du parjure, en même temps lié aux belles heures de la déconstruction
(« What is « is » ?)
– a fait son blabla gâteux à la Convention des Démocrates à Philadelphie. Dès
son élection en 1992, j’ai tenu Bill pour un parfait plouc, et je lui reproche
d’avoir créé les conditions pour la crise de 2008. Les années 90 ont été les
dernières folles années, qui ont pris fin, avec le 20ème siècle, le
11 septembre 2001. Maintenant, tout le monde sait (ou devrait savoir) que le
temps n’est plus à l’espoir : « j’espère que Hillary sera
élue », c’est plutôt mou comme soutien ; ou bien jouait-il sur le nom
de sa ville natale en Arkansas, Hope (Espoir). J’y suis passé en allant à
Shreveport (Louisiane) : NADA, comme toutes les petites villes aux US,
peut-être plus misérable encore. Bill a donc représenté le modèle du succès à
l’américaine. En plus, il s’est glorifié d’être sans père : le self-made man total. Ou plutôt normal, –
sauf dans ce domaine, lui aussi médiocre, de la manigance politique. Obama,
lui, avait de la classe et ne parjurait pas. Il n’a jamais eu à se faire
pardonner (chrétiennement) la moindre erreur, et c’est bien pourquoi il a été
si détesté.
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Son discours aujourd’hui, à la Convention,
pour soutenir son adversaire d’il y a huit ans, a été plus que jamais un modèle
du genre – qu’il a créé lui-même. Splendide, à contempler comme une œuvre
d’art. Parce que tout le monde sait ce qu’il va arriver après, il peut se montrer
optimiste, dans la mesure même où il est arrivé au pire de la Crise, et a su
rebondir (tout en acceptant de force le « bail-out », l’escroquerie
suprême du capitalisme sans règles ni bornes).
Cruelle ironie du sort, notre chatte
américaine, et donc obèse, est devenue diabétique. J’ai mis le logo d’Hillary à
la poubelle. Demain je déjeune avec ma fille américaine qui ne pourra pas voter
à vingt jours de sa majorité légale (18 ans). Sa mère allemande s’étant
toujours refusée à prendre la nationalité US, je serai le seul à me rendre aux
urnes (funéraires) en novembre ; mais irai-je voter ou prier dans cette
église pourrie du quartier noir près du chemin de fer ?
J’ai retiré mon « Obamabo » du
Héraclite in progress, au moment où
le « commun » (xunon)
achève de se désagréger et où l’on peut voir les Démocrates jouer le rôle
traditionnellement attribué aux Républicains : un patriotisme (y compris
militaire) à tout crin ; il est vrai,
inclusif des minorités et même des immigrés, mais sur la base du refrain
délétère : « America is the
greatest country on earth » là où le rêve américain s’est transformé
en un cauchemar. Mais pas pour les millions d’immigrants à qui l’on a vendu ce rêve. Je ne sais pas si je suis
venu dans ce pays avec ce rêve dans la tête, je crois que non ; cela avait
plutôt à voir avec le genre de travail que je pourrai y trouver (et qui m’était
refusé en France). Je leur ai donc vendu de la French Theory jusqu’à ce que les stocks soient épuisés et la
demande nulle. Maintenant, même les rats ont le droit de quitter le navire en
perdition. Il doit me rester, profondément enfoui, un vieux fond de… - aucun
mot ne me convient, ni celui de « patrie »[2]
– surtout pas elle, ou plutôt lui, le Père ou le Pire, – ni le mot de "nation" (n’y
étant pas né), ni même celui de "pays", trop lié au paysan – donc peut-être
seulement la langue, le français ? C’est bien ce qui me dérange avec ces deux dernières conférences à donner en Corée : pourquoi leur parler en anglais ? N’est-ce pas reconnaître une
hégémonie qu’ils ne méritent pas d’avoir en
philosophie ? Mais ne réécrivons pas l’histoire : je n’oublie pas
que, même avec deux thèses et x livres & articles, j’ai été tenu à l’écart,
relégué en « esthétique » par l’instance gouvernant l’Université
française (le C.N.U.).
(…)
Pour le philosophe, la bêtise (par exemple
la « grosse bêtise » que confessera Heidegger, seul mot d'excuse qu'il aurait proféré en privé à propos de son engagement nazi) est bien plus grave
que tout crime. Elle atteint le gouvernail du penser, le xunon étant un seulement « d’intelligence avec le tout ».
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Il m’apparaît de plus en plus clairement que
je n’arrive plus à renverser la négativité dans une pseudo-positivité du néant.
Pourtant je résiste encore à cet anéantissement « soft », et je ne
sais pas trop comment je fais, quelle pierre d’angle tient bon face à la
désintégration intégrale – qui ne laisse
rien d’intègre, entier. Est-ce encore Héraclite l’Obscur qui me fait tenir
bon ? Lui que j’ai si souvent envie d’agonir d’injures. L’agôn, en grec, c’est la lutte – pas la
guerre.
Ces deux conférences (l'une sur "la religion de Derrida", déjà donnée en Californie juste au moment de sa mort, l'autre sur Héraclite tenu pour l'avenir de la pensée non-métaphysique, vont littéralement m’achever, sans parler de la fatigue du voyage.
Seulement, voilà, j’ai donné ma parole et je suis un homme de parole ; cela
signera mes adieux à la scène – faute de public. Et puis, cela vaut mieux que
de végéter dans cette « brillante » ville de dégénérés. (Nashville que j'appelle Nashtrash).
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Tous les jours je remets au lendemain. Et
silence complet de l’autre côté de l’Océan depuis que j’ai osé laisser planer
des doutes sur ma venue.
Donc demain on commencera ? Mais non : ce ne
sera jamais que recommencer, c’est-à-dire remettre à demain. Or, comme c’était
déjà dit dans le chapitre « Arrêt » du faux roman écrit en même temps
que ma thèse purement philosophique, « Demain est déjà passé, et rien ne
s’est passé ». Il faudrait pouvoir inventer d’autres mots que ceux d’hier,
aujourd’hui et demain ; mais pas juste d’autres mots, qui ne traduisent
que l’expérience commune de l’irréversibilité du sens du temps : lequel
originairement vient de l’avenir et s’en
va vers le passé – qui n’est donc
jamais à l’origine.
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