C’est la tombée du jour et la lumière est
restée toute la journée parcimonieuse. Demi-jour gris comme la couleur des
pierres de la vaste demeure en Bretagne où je séjourne désormais.
« Désormais » indique les suites d’un désordre venant du retour au
pays et qu’il s’agit maintenant de maintenir à bonne distance, d’une main
ferme, maintenant. Maintenant donne-t-il le dernier mot du temps, il équivaut à
la parole qu’il faut tenir même s’il n’y a rien d’autre à retenir. Maintenant
tient tout le temps, c’est une certitude aussi absolue que celle de ma mort à
venir. Il peut se transformer tant qu’il veut, il restera toujours maintenant.
Le seul bout de papier que j’ai pu trouver
dans cette grande salle commune vide
est une feuille de ce bloc-notes destiné à faire des listes pour les courses au
supermarché à dix bornes d’ici. Est-ce que j’écris à quelqu’un ou ce quelqu’un
est-il superflu du moment que seul l’Un gouverne les deux, le solitaire comme
tout le monde autour ? De sorte qu’il est tentant de nier l’existence de
tout autre, s’il n’y a rien que l’Un-Tout qui comprend son contradicteur en le
noyant dans la stricte indifférence à tout ce qui n’est pas l’Un ? Bien
sûr, au départ règne l’indifférence, comme les Eaux des Anciens Egyptiens,
transmise à Schelling avec sa nuit où toutes les vaches sont grises. Je
retrouve toutes mes références enfouies depuis des dizaines d’années, pas une
ressemblant à une autre, et pourtant toutes finissent par s’entasser pour
former des constructions infinies, au double sens de l’infini dépassant tout
objet fini, et du sans fin abandonné à son sort.
Ici, dans cette petite commune rurale, on
construit de plus en plus, des horreurs de cubes tout blancs, mais ce n’est pas
ce genre de construction qui m’intéresse. J’écris comme je parle, tous deux
ayant rapport au Même tout en différant l’un de l’autre, ne serait-ce que la
présence ou l’absence de tout interlocuteur ou lecteur. L’écriture garde la
parole, mais absente.
Dois-je rester le reste de ma vie, non
chiffrable, à penser ce que j’ai vécu et éprouvé, mais pas assez pensé ?
Je ne suis pas certain de savoir ce que j’ai pensé même en me relisant. Il y
avait au moins des périodes nettement déterminées, jonchées de dates et
d’événements, des périodes de troubles comme de stabilité, et de nouveau une période
de crise, d’excès, de dépenses folles de temps et d’énergie pour ce qui
m’apparaît maintenant sans raison, alors que maintenant, il semble ne plus y
avoir que cela, maintenant, toujours maintenant.
Respecter au moins la langue avant toutes
les autres coutumes, locales ou nationales. Seule la langue m’offre une terre
d’asile. Mais si personne ne la parle faute de l’entendre parler avant tous les
autres, soi y compris, je m’imagine sans mal tout autre écrire des mots sur des
bouts de papier comme celui-ci, un rectangle haut de 18 cm mais large seulement
de 7 cm. Ce qui me rappelle « le poète » Friedrich Hölderlin, revenu
de l’asile chez l’artisan Zimmer, n’ayant jamais arrêté d’écrire sur tous les
supports qu’il pouvait trouver à portée de main.
J’éviterai toutefois de m’étendre sur les
rapports très complexes que la philosophie entretient avec la poésie. J’ai déjà
tout dit dans mes livres ou mes textes que pratiquement personne (pas même,
surtout pas mes proches) n’a lus en profondeur. C’est un fait déplorable, je ne
me suis guère soucié d’être diffusé où que ce soit dans l’espace public. Sans
parler du commerce des éditeurs – Galilée a encore refusé mes Fragments du Même sous prétexte que ce
serait « peu vendable ». Encore faut-il chercher à vendre, faire de
la publicité, ce que je ne peux faire pour mes propres ouvrages, ma fierté en
prendrait un trop sale coup. Si je devais plaire au public, je me ferais
aussitôt hara-kiri.
En 1977, j’emménage au 3ème
étage de cette demeure, étage au départ vide sauf une salamandre et une petite
table où ma mère écrivait son livre sur Tchekhov que mon père a bazardé, ça lui
faisait de l’ombre ; le plafond et les murs de plâtre à demi écroulés, je
me préparais à mon nouveau métier de professeur qui n’en est pas un, maître-auxiliaire à
l’Education Nationale dont j’ai vite démissionné deux ans plus tard, après deux
inspections abjectes. J’avais dactylographié un cours virtuel sur le dialogue Phèdre de Platon. Plus de cent pages que
j’ai fini par détruire quarante ans plus tard, après les avoir données en
anglais à L.S.U. département de philosophie en 1995, tout cela avant de rentrer
au pays en 2017. Mon amie de l’époque (1977) me déclarait qu’elle ne pouvait
pas faire l’amour sans quelque supplément. En tout cas, pas avec quelqu’un qui
passe son temps à lire ou écrire, même s’il aimait avant tout nager dans les
flots clairs et glacés des Côtes-du-Nord. Longtemps je suis resté de corps
presque entièrement imberbe ; sauf les jambes que je me suis rasées cette
année-là, sans aucune raison apparente.
Le visage, il fallait bien que je coupe une barbe bicolore, alors rousse
alors que mes cheveux sont naturellement très bruns comme ceux de ma mère. Je
ne me suis jamais pensé comme un intellectuel, bien que déclaré philosophe de
métier pour mon premier mariage.
Quand je suis avec les autres, je fais
comme si j’étais un autre ou qu’il n’y eût personne. Quand je suis seul, je
fais souvent comme s’il y avait un interlocuteur à qui je m’adresse et qui ne
répond jamais avec le même type de silence. De naturel, je ne parle guère, mais
une fois que je suis lancé, difficile de m’arrêter. Le vent a fait craquer une
porte. Dehors on croit entendre une mer toute proche, assez déchaînée. Il y a
des accalmies comme des redoublements de violence. Mais il y a une tendance
générale : comme avec les nids de poule sur la route d’entrée, à chaque
fois qu’on veut les reboucher, ils finissent par s’agrandir. Il faudrait tout
bétonner, m’a dit le nouveau gardien que j’ai refusé de devenir. C’est un maçon
grossier mais bonhomme et discret. Il n’ouvre la bouche que pour dire
« oui, dame ». C’est lui qui a cimenté l’ex-pigeonnier, dont j’ai mis
la photographie alors qu’il était encore en ruines, pour déséquilibrer
davantage l’hégémonie de Dieu le Père sur la tour de Babel. Ma mère contre mon père.
Je n’ai absolument rien à dire à ce
gardien, et c’est tant mieux. Sinon, il m’inviterait tous les soirs à boire un
verre, et c’est mauvais pour mon foie et ma santé mentale. D’ailleurs, seul
l’inédit reste à dire. Editer, c’est tout de même bien plus important que
publier. Proximité d’éditer et de méditer.
Quelqu’un me parle sans mot dire. J’ai
réussi à passer des heures, allongé au soleil sans entendre cette voix de plus en
plus accusatrice. Elle me demande des comptes sur ma vie passée et je ne trouve
rien à lui répondre. Comme si je n’y avais été pour rien. Au moins, j’en aurais
pu être le témoin. Je suis rentré au pays. Je ne pourrais pas dire comme Brel
« le plat pays qui est le mien » car il n’est pas si plat et surtout il
ne m’appartient pas. J’habite désormais en fils du château devenu orphelin, un
peu comme Blanchot dans L’Instant de ma
mort. J’ai pris officiellement ma retraite, mais cela faisait des années
que je ne faisais que de la présence. En général, c’est déjà bien assez.
Qu’est-ce que cela veut dire, faire de la présence ? On peut la faire sans
l’être, soi-même présent ? Ou être présent comme un absent. Pourtant,
selon Héraclite (mon double plus présent que moi-même, si c’est lui qui pense à
travers ma pauvre tête), seul le présent prévaut parce qu’il est le seul à se
dresser, debout devant les les vivants et
les morts, même si l’on représente les morts couchés, et même gisant. Ils
en ont de la chance, me suis-je dit plus d’une fois, de ne plus répondre au
téléphone, par exemple ; ni à tel autre appel. Pourtant eux aussi peuvent
être présents à leur façon – présents et pas juste représentés. Dans les rêves,
où l’on peut leur parler face à face. Certes, ils ne répondront jamais aussi
bien qu’Achille à Ulysse venu le voir en Hadès, pas si loin d’ici que le commun
des mortels s’imaginent.
No comments:
Post a Comment