Friday, August 12, 2016

Le Mythe de la Caverne

Le Mythe de la Caverne

La doctrine de Platon sur la vérité


Appellation impropre que Heidegger aura maintenue tout au long de son explication même s'il y met toujours des guillemets. Le mythe est une (re)construction philosophique ad usum Delphini mais Heidegger ne s'interroge jamais sur la contradiction qu'il y a entre l’objet de ce mythe, du moins tel qu’il l’interprète, à savoir exposer l’essence insensible de la vérité, et le genre narratif qui a pourtant été proscrit de la philosophie proprement dite dès le préambule de Etre et Temps : une chose est d’aller raconter des histoires sur les choses et les gens, une (tout) autre celle, vouée à différence même, de dire l’être. Comme l’être passe avant tout et avant tout genre (humain ou littéraire), Heidegger a déjà tranché dans le vif du sujet. Platon est un philosophe, donc il ne s’embarrasse pas les pieds dans des détails. Il va droit à l’essentiel — il invente l’essence. Et par la même occasion la philosophie tout court : l’auto tous terrains avant la lettre. Son idée même et suave, garantie non polluante. Marche partout et par tous les temps à l’énergie solaire reconvertie aux besoins naturels de l’antimatière grise. 
Donc montons faire un tour dans l’auto. Comme dans une histoire l’essentiel est à la fin, dans la conclusion ou leçon qu’on est supposé en tirer comme un profit, bénéfice, augmentation de salaire et autres avantages en nature ou espèces non négligeables. Bref, quel intérêt y a-t-il à s’imaginer une caverne, tout ça pour se représenter quelque chose qui par définition ne peut pas se représenter avec des yeux de chair ni de poisson : « Considère ceci » ou « Vois ceci », et ce sont les premiers mots : Imagine des hommes séjournant sous terre dans une demeure en forme de caverne...
« Que veut dire cette histoire ? » C'est la première phrase, et l’on s'attend à ce que Heidegger réponde lui-même à la question qu’il semble nous avoir adressée. Or il n'en est rien : ce n'est pas lui qui répond, mais « Platon nous répond lui-même ». Il n'y a pas de doute que Heidegger soit à cet égard un grand magicien capable de faire parler les morts, exactement comme Socrate se targuait d’accoucher les hommes de leur savoir insu. La réponse de Platon (entre guillemets) donne l’image comme le sens propre de ce qui est figuré dans « cette histoire ». La caverne est « l’image » de ce qui apparaît à l'œil tous les jours dans le jour commun. Le feu qui brûle dans la caverne est à l'image du soleil. Et enfin le grand jour du dehors est à l'image de ce qui est sans image. Il faudra garder cette structure en vue, la structure même de la vue dominée par un point aveugle, une vue dirigée et pilotée vers un point invisible, sans image donc, et pourtant source de toute image. En attendant, on commence peut-être à comprendre pourquoi « cette histoire » ressemble au Livre des Morts et comment cette ressemblance est en trompe l’œil. La caverne qui figure l'existence ici-bas devient l'image mais aussi la dégradation d'un modèle nécessairement parfait qui se transforme en prison. Une prison modèle comme idéal d’existence, il n’y a pas plus parfait. Tableau de l’éducation au début de la XXIe dynastie : « Demain est identique à hier, ou à trois mille années en arrière, insipide. Le temps dans la caverne est figé, mais la vie s'écoule. Vivre dans l'atemporalité fabrique à la longue des êtres indifférents à tout. » Autant dire un tombeau, un cachot où l’on moisira condamné à répéter la même apparence de perpétuité vide, s'il n'existait un libérateur qui n'est toutefois pas exactement un rédempteur, du moins pas encore, car n'oublions pas les derniers mots de cette histoire éducative : « Et si quelqu'un entreprenait de les délivrer de leurs chaînes et des les conduire vers les hauteurs, et qu'il leur soit possible de se saisir de lui et de le tuer, ne le tueraient-ils pas pour de vrai ? Sans aucun doute, dit-il. » Voilà qui n'est pas très encourageant et qui n'incite pas spécialement l’âme libérée à se convertir en missionnaire. Le philosophe une fois revenu les pieds sur terre, risque de ne plus rien voir du tout dans la confusion qui caractérise le monde inférieur, c'est-à-dire le monde de tout le monde. « Ne lui ferait-on pas comprendre que son voyage vers les régions élevées ne lui a rien rapporté d'autre que de rentrer avec un œil de ruiné et même plus d’un, au moins deux, et qu’il lui faudrait faire le deuil de ses yeux comme de ses dieux, et qu’il ne vaut donc pas la peine de faire toute cette escalade ? » Dans un sens du sens commun, il est effectivement insensé de vouloir s'élever contre les lois de la pesanteur.
Si toute cette histoire est destinée à allégoriser une théorie de l'éducation politique, on peut se demander quel genre d'éducation se donne là qui commence par la démoralisation absolue. Celui qui est libéré (donc le philosophe), une fois qu’il est arrivé à l’air libre et qu'il s'est accoutumé aux conditions (diaphanéité, légèreté extrême) de son nouveau séjour en altitude, s'il venait à se rappeler sa vie antérieure dans la caverne, ne crois-tu pas qu’il se féliciterait pour lui-même d'être là où il est et non pas enchaîné dans une garderie pour retardés mentaux et puissants débiles ? Mais il risquerait aussi d’avoir pitié de ses compagnons restés confinés dans la bêtise réglementaire et  chercherait peut-être à les libérer à son tour de magie ? C'est à ce moment-là que l'avenir est le plus compromis, au moment de la promesse. Entrer en compétition avec les caverneux pour savoir quel est le meilleur cave est exclu à l'avance. Platon cite alors Homère, la fameuse réplique d'Achille à Ulysse « descendu » dans la caverne : il préférerait être valet de labour au service d’un étranger sans fortune et rester en vie que de mourir jeune et glorieux. Une fois de plus la métaphore opère le transport d'une vie à l'autre : le philosophe préfère demeurer inconnu dans la vérité que de se murer glorieusement dans le mensonge. Mais en même temps on peut aussi lire qu’il a choisi d’être mort dans la vérité plutôt que de survivre dans le mensonge comme si la vérité valait plus que la vie. Elle seule devrait s’appeler survie, vie au-dessus de la vie comme « simple » survie.
En apparence donc, la caverne reproduit le mythe solaire du Livre des Morts : sortie au jour, venue à l’air libre du dehors — l'ouvert de l'aletheia, l'exposition ou même simplement l'existence vraie. C'est pourquoi Heidegger traduit l’Idée par un mot que l'on rend en français par « les vies dansent ». Aussehen veut dire voir au-dehors et d'ordinaire est rendu en une « vue ». Le dehors, c'est aussi ce qu'on pourrait appeler le réel de l'Idée. C'est ce réel qu’on atteint au-delà de tout réel saisissable par les sens ; il faut donc un sens autre, un sens de l'excès excédant tout sens. La caverne représente une manière d'habiter qui est la manière habituelle de s'établir, car l’essence d'une habitude, c'est de se répéter automatiquement, de constituer un pli et une fixation sur ce qui est dit « reçu » (la doxa) mais n’est que reproduit. L'habitude, c'est la mauvaise répétition, alors que la dictée philosophique répète de la bonne manière, en remontant comme un souvenir ou un corps de noyé remonte à la surface. « Bonne » dit le refus d'obéir au désordre établi comme un ordre auquel obéir sans discuter ni même chercher à interpréter ; les prisonniers sont enchaînés par l'habitude (la fameuse « pensée à sens unique ») et les en déchaîner est à peu près aussi difficile que d'arracher un drogué à son addiction. L’espèce humaine est un indic de la quotidienneté la plupart du temps et surtout avant l'entrée en scène du philosophe mais le philosophe se comptant pour un homme (et non un dieu ou un animal) fait lui-même partie du peuple des enchaînés, comment pourra-t-il être éclairé ? Par un autre ? Ou juste par soi, s’il n’y a de délivrance que dans l’auto ? 
D'habitude, l'homme s'imagine qu'il voit d'emblée cette maison, cet arbre, et de même tout ce qui est, mais en fait il ne voit rien de tel. Pour percevoir une maison comme une maison, il faut déjà atteindre un point de vue interdit à première vue (à la vue donnée en premier lieu) ; point de vue qui ne peut être atteint que par soustraction et non par addition (c’est pourquoi le savoir essentiel n’accumule pas, mais au contraire s’appauvrit jusqu’à n’avoir l’air de rien ou même proclamer qu’il ne sait rien). Il faut s’arracher au séjour de ce faux jour, pardon de ce feu jour puisque c’est le feu qui tient lieu de jour. Feu bien pâle, comparé au soleil de l’Idée fixe. Mais comment comparer l’incomparable du paraître à l’être ? Qui pourra les faire comparaître et quel Observateur impartial pourra faire le partage entre les deux ? Parce qu’il y en a deux, paraît-il, des mondes : l’un en bas, l’autre en haut ; l’un obscur, l’autre clair. Jusqu’ici (et pas au-delà), passe encore. Là où le bas blesse, pour ainsi dire, c’est lorsque l’Un s’avise de diriger l’autre, sous prétexte qu’il serait plus brillant que l’autre qui n’est jamais sorti de sa cave. De quel droit me traites-tu de cave, aurait dit l’autre dont on n’a pas gardé le nom, bien sûr : dans cette pénombre, comment voir ? Alors qu’au grand jour de l’Idée, le nom du Bien s’affiche en lettres fluo. Voir quelque chose comme tel, c'est-à-dire dans sa propre lumière, c’est la tâche que s’est fixée la théorie, et il n’y a pas d’autre théorie. C'est elle la perspective dominante. C'est cette sorte de vision que Platon appelle aussi anamnèse, et que figure le mouvement du prisonnier déchaîné qui s'échappe au-dehors par le toit. Ana- comme dans analyse ou anabase remonte de la cave pleine de toiles d’araignée dans un mouvement qui signe proprement la vision eidétique et non éthique car de ce point de vue-là, même quand il s'agit de l’idée de Bien, il n'est absolument pas question de morale, juste de séjour et d’ethos. Heidegger le remarque quand il traduit le terme grec pour « bon » (agathon) en quelque chose du genre de ce qui rend fort, valeureux et le contraire d’un incapable. Etre bon, c’est être bon à l’être, même si Platon déplore que l'idée de beauté soit la seule à avoir gardé son éclat initial, alors que les autres idées, par exemple la justice et le bien, sont par comparaison des feux follets. Seule la beauté donne une idée de la beauté de l’Idée ; elle a ce privilège d'être à la fois ce qu’il y a de plus brillant et de plus désirable, comme le dieu à se dorer la pilule sur la plage avec tous ses adorateurs. C’est pourquoi le soleil a toujours donné le paradigme du Souverain. Là où Platon fait le pas au-delà, c'est quand il se distance du soleil de feu et le prend pour la métaphore d’un autre soleil invisible et donc moins exposé à se coucher tous les jours avec l’éventualité redoutable de ne jamais se relever de sa nuit. Pour empêcher la possibilité d’un tel accident qui signifierait la fin du monde ni plus ni moins, il est beaucoup plus avantageux de disposer d'une idée de soleil allumée en permanence : elle ne risque pas d'exploser à moins d’un court-circuit religieux ; c'est à la fois sa force et sa faiblesse, mais c'est surtout le seul moyen pour l’Idée d'assurer sa domination et son hégémonie totale sur la totalité sans exception et donc sans dehors ; car le but, au fond, c'est bien de se débarrasser du dehors. Se débarrasser du dehors semble une tâche impossible car la logique de la limite implique toujours que, quelque mur de prison que l'on puisse bâtir, il restera toujours un au-delà. C'est la seule morale de cette histoire qui aboutit sous nos yeux à la complète utopie : à l’autre bout de la chaîne nous voilà déchaînés acharnés à quitter la terre transformée en Idée et donc bons pour habiter Mars le premier avril 2030, probablement d'ailleurs dans des abris souterrains, ce qui ne nous changera pas beaucoup des hommes des cavernes.

La Maison de Correction

Double séance : il faut pouvoir tenir dans les deux sens et non seulement vers le haut comme Heidegger le prétend. La caverne, dit-il, représente le monde quotidien du familier et du prochain. D'habitude, dit-il, l'homme (car il est clair que cette caverne ne contient que des hommes) s'imagine qu'il voit d'emblée cette maison, cet arbre et de même tout ce qui est. On s'imagine qu'on voit, mais en vérité on ne voit rien tant que ce n'est pas bien éclairé (éclairé en bien & par le bien, comme on le verra mieux les yeux clos). « Tout d'abord et le plus souvent », formule rituelle, « l'homme », toujours lui, ne soupçonne absolument pas que c'est seulement dans la lumière d’« idées » qu’il voit tout ce qui est pour lui courant, donc « réel ». De quel homme s’agit-il ? Le prisonnier de la caverne, soit celui qui est incapable, ou alors difficilement et uniquement sous la contrainte de la nécessité et même de la violence, de se transporter vers le jour vrai qu'il y a à l'extérieur et où brillent ces fameuses idées ; incapable de voir ce qui est comme c'est. Pour voir clairement, il faut un arrachement violent à ce que les philosophes ont diversement nommé « conscience naturelle », appellation extrêmement problématique étant donné que la conscience n'a rien de naturel. Donc cette caverne a une topographie : elle est orientée vers le haut où brille la lumière du jour. Les hommes sont dans la caverne depuis toujours, en tout cas depuis leur enfance, enchaînés en deux endroits, par le cou et par les jambes : la tâche les empêche de tourner la tête et de rebrousser chemin. Ils ont donc les yeux collés à la vitre. Ils n'ont jamais rien vu d'autre de toute leur vie de chien. Il est logique qu'ils prennent la vérité pour une fumisterie, car toute cette histoire est montée de toutes pièces pour les besoins de la démonstration. Il faut quand même leur accorder un petit quelque chose... Et c'est là que se pose la question du but poursuivi : s'agit-il d'éduquer l'humanité ? C'est-à-dire quoi exactement ? Pourquoi ? Parce qu’en philosophie on doit avoir l’air de se poser des questions pour tout mettre sous un autre ordre du jour mais d'abord un ordre. Heidegger passe sous silence la violence qu'il faut pour pratiquer ce qu'il appelle le renversement du regard, traduisez si vous pouvez : de l'étant à l'être. La violence qui parle dans toute éducation, même dans le mot latin, si éduquer c’est à la lettre mener dehors, mais pourquoi diable faut-il sortir ? Non pas, comme le dit pourtant Platon, parce que tout ne serait qu'idole sur terre, ombre projetée par un feu factice. Il s'agit de sortir, mais d'abord sortir de l'image telle qu'elle s’est pétrifiée en ce plan fixe de l'homme enchaîné dans un cachot : il faut pouvoir bouger, aller librement, mais pour quelle raison seulement vers le haut ? Parce que c'est le seul point de vue où l’on puisse tout voir ; c’est bien là qu'on voit le désir que le philosophe porte à la totalité qu’il croit pour comble posséder de fond en comble. On pourrait donc renverser la perspective et dire que, du point de vue de l'enfant, la violence est au départ. Tout le mythe insiste sur cette violence nécessaire à l'accomplissement du voyage dans les deux sens, aller et retour : au retour, il ne faut guère s'attendre à un accueil chaleureux, que l'on revienne dans vingt ou vingt mille ans, l'essentiel pourtant a déjà été fixé: soit la clarté éblouit, soit l’obscurité aveugle, ergo dans tous les cas ça fait mal aux yeux. Il existe une ambiguïté essentielle: le chemin qui monte est le même que celui qui descend, si tout est une affaire d'accoutumance d’un séjour à l'autre. Il n'est pas simplement question de renverser, ce qui est le mouvement philosophique premier, de manière à ce que l’avisé puisse se tourner vers ce qu'il ne voit pas d'habitude, tout simplement parce qu'il ne regarde que devant, car dans ce cas on reste à l'horizontale, ce qui est exclu du voyage éducatif philosophique. Indépendamment de l'horizon grec qui attribue en effet l’être au brillant, pourquoi est-il nécessaire de trouver un modèle déterminant le sens de la « formation », terme encore abusé de nos jours, pour voir ce qui de soi-même est à découvert ? Le retournement n'est pas simplement un demi-tour, mais une transformation, sens encore présent quand on dit que les voyages forment la jeunesse et qu'il vaut mieux sortir de son bled et même de sa forêt Noire, mais ne soyons pas injustes ; nous en étions au mess de la caverne où est plongé le texte de Heidegger sur la doctrine ou l'essence de la paideia — renonçons à traduire ce mot dit intraduisible et à ce titre parfait, puisque la correction suprême dans la maison de correction où l’on enseigne les bonnes manières de savoir vivre philosophique est de la boucler. Pourtant c'est le seul texte que Heidegger répudiera officiellement : il rétractera son interprétation dont il disait déjà qu'elle faisait peut-être violence au texte, mais une violence nécessaire et justifiée correspondant à la violence du texte lui-même, s'il y a un texte ou si tout cela n'est pas un mythe, voire le mythe de la philosophie comme éducation du genre humain à la vérité. Cette rétractation porte sur la violence que Platon aurait faite à l'aletheia : je rappelle pour mémoire que Heidegger prétend qu’il y a eu un coup d'état ou une prise de pouvoir de l'Idée sur l'aletheia, et qu'elle, l’idée, est devenue la maîtresse alors qu'elle n'était que la servante, simplement une vue parmi d'autres au lieu d'être la vue unique, le chemin tout droit de la vérité qui par la même occasion échappe peut-être à son recouvrement, mais aussi disparaît dans une idée fixe, une obsession solaire qui tourne à l'aveuglement. A cet égard, il faut relire de très près les derniers mots; je vais les dicter : nécessaire en premier lieu est une appréciation de ce que les sciences privatives de l'aletheia contiennent de « positif (positif étant mis entre »). Ce contenu positif doit être en premier lieu (souligné) appréhendé comme le trait fondamental de l’être humain, mais il faut d'abord (troisième fois) que soit éprouvée la détresse où ce n'est plus comme tous les jours comme par tous les temps, mais pour une fois, une fois pour toutes, l’Etre avec une majuscule, qui appelle à sortir au Jour. Donc il ne s'agit pas simplement de changer de perspective, car comme toujours cela irait dans un seul sens, de l'étant à l'Etre et jamais inversement ; or Platon était beaucoup plus prudent, ou alors plus fou. La nécessité première, c'est de considérer ce que le privatif a de positif. Le privatif, c'est le mouvement d’arrachement à la caverne où tout est recouvert ; donc le positif de ce privatif, c'est que la vérité est une privation d'erreur, comme on est privé de récréation ou de sortie. On est déjà dans la maison de correction où l’on n'a plus le droit de faire la moindre erreur ; si l’on cesse de regarder au contraire la privation du point de vue du positif, c'est-à-dire de ce soleil construit pour les besoins de la cause, si l’on dénonce en conséquence le point de vue de la correction, les choses se compliquent du fait que premièrement, on aura perdu de vue ce que signifie le mot « positif » dans ce renversement où le positif devient le négatif. Le mythe, dit-il, est une histoire dont le récit progresse au cours d'un dialogue. La correction marque un tournant dans l’essence de la vérité, dans la pureté de cette essence. L'infection, c'était le plat clanisme, lisez : les suiveurs platoniques, l'idéologie : la vérité passée sous le joug de l'idée a marché dans la crainte et la crasse comme un chien tortionnaire, je relis le passage que j'avais perdu : ce n'est donc pas la vérité qui forme l'objet du mythe de la caverne, certainement pas, assure-t-il, certain à ce sujet que ce n'est pas ça qui est visé, mais uniquement l'idée ; et pourtant, il demeure assuré que ce mythe contient la doctrine de Platon sur la vérité. Il n'en démord pas : il y a là une doctrine, il y a un enseignement qui, dit-il, se fonde sur un événement, à savoir que l'idée prend le dessus avec évidence, il le dit lui-même textuellement, le « mythe » donne une image de ce que Platon dit. Il a donc recours à autre chose, à cette idée du bien qui est très singulière et pas comme toutes les autres, peut-être le soleil lui-même, à cette idée souveraine parce qu'elle donne le jour à tout y compris à la vérité, qui du coup n’a plus qu’à bien se tenir aux ordres du nouveau maître du Jour. Et pourtant, cette interprétation, il a dû la corriger, mais d'une manière qui ne revient pas à simplement corriger Platon comme le fils Nietzsche, à faire une sorte de contre-éducation ou une révolution : Heidegger a dû se corriger lui-même en reconnaissant que tout ce qu'il avait fantasmé au sujet d'une pureté de l'aletheia n’était qu’un mythe, et même le mythe pur et simple. Il n'y a pas de pure aletheia sans rapport de forces, sans orientation structurée selon un sens. Ainsi, l'aletheia elle-même est infectée. Infectée du virus philosophique qui va toujours avec la volonté de puissance. D'être dans le droit chemin et le seul, celui de l'un, ce virus affecte toute ontologie de théologie, mais comment peut-on s’en sortir sans, sans idée de Dieu ? Un traitement homéopathique : la pensée contre elle-même ? Accomplir Platon signifie ne pas oublier de faire le chemin dans le sens inverse, donc dans les deux sens, mais même cela relève probablement du rêve d'une juste mesure qui n'a jamais existé. L’essentiel est sans ciel et c'est ce qui constitue cette histoire comme un mythe : le mythe du passage quand il n'y a pas de continuité entre les deux séjours ; le dehors et le dedans ne sont pas éclairés par le même jour et pourtant il n'y a qu'un seul jour digne de l’être.

Rien devant, rien derrière, rien au-dessus, rien au-dessous, tournant comme un astre. On ne peut même pas dire qu’on tombe. Pour tomber, il faut qu’il y ait un endroit d’où tomber. Il n’y a ni endroit ni envers. Ni plafond ni fond. Tout est défoncé. Tout l’est encore plus maintenant sauf qu’il n’y a même plus de tout. Rien que des trous. Des trous pas seulement dans la couche d’ozone. Des trous partout, rien que des trous perdus. On tourne autour de ce même point aveugle comme une toupie. Un tout autour de ses atours. Le moindre caillou blanc aurait suffi, gémit le Petit Poucet privé de son père mais pas de repère. C’est l’ennui avec les pères : il faut les réparer constamment. Mais qui parle de repaire ? On dit que c’est un cabinet noir. Une cabine. C’est petit, étroit, ou bien très grand. On ne sait pas. On n’a jamais su où ça se passait. Dans un trou miteux. Le mythe du trou qu’il a fallu raconter aux autres pour expliquer que nul n’ait encore pu voir le jour, le vrai jour qu’il y a « dehors ». Mythe solaire : le soleil ne doit pas mourir à chaque fois qu’il tombe. Il faut l’accompagner dans la nuit, pour soi-même venir au jour. Accompagner le mort, c’est accompagner le soleil que le mort est devenu. Un fils du soleil enveloppé, protégé de bandelettes : de formules qui, toutes, reviennent à dire « Viens ! » pour conjurer la mut, la mort. 

Source: MFM, Livre des Morts, chapitre 25 (2005)

Wednesday, August 10, 2016

La Religion de l'Autre

  1. La religion de l’autre : à entendre au double sens du génitif, comme avec « l’amour de Dieu ». Il y a d’abord la religion propre à l’autre, et qui n’est pas nécessairement une autre religion ; au contraire, du moins dans une certaine tradition d’intolérance nourrie par toute religion monothéiste et plus particulièrement si celle-ci s’affirme « universelle », l’autre religion aura toujours été perçue comme une menace, voire un scandale à éradiquer au plus vite — dans le meilleur des cas, comme n’étant qu’une religion, pas LA religion (même). Contre cette loi d’exclusion (impliquée par l’antagonisme des deux concepts, « religion » et « autre »), il n’y a qu’un moyen de sauver la religion « de » l’autre (de la sauver du danger qu’est l’autre), c’est de faire de l’autre la source même de « la » religion… La religion de l’altérité, comme si l’altérité pouvait entrer dans « la » religion sans s’altérer elle-même ! (Ici j’ai ajouté un point d’exclamation inaudible comme il y en a si souvent dans les textes de Levinas.)

Le retour du religieux — pour user d’une expression usée, faisant inlassablement retour comme le retour du refoulé — n’aura donc pas manqué de se reproduire dans cela même qui, pourtant, aura tout fait pour lui bloquer la route, à savoir, malgré tout, ce qui s’appelle « penser » ou « philosopher ». Je n’entends pas donner dans un panorama historique qui ne ferait qu’égrener des clichés et des schèmes nécessairement réducteurs et insensibles à ce qu’ils prétendent décrire, à savoir « la différence » qui serait le point commun de tout ce qu’on a appelé les pensées/philosophies de la différence. Une telle histoire aurait décrit une évolution typique de la modernité, à savoir une période (merveilleuse, aventureuse) d’avancées et de percées dans l’inconnu (l’autre), à laquelle succède une période de repli frileux et pour tout dire de réaction. Mais cette réaction prend des tours multiples et paradoxaux, qu’aucune interprétation ne pourra suivre jusqu’au bout : par exemple, expliquer le retour du religieux par l’échec du politique (de la Révolution) n’est pas seulement une simplification outrageante, c’est avant tout un déni de ce qui sans cesse fait retour dans la collusion du théologico-politique. Au reste, tous les processus réactifs sont forcément conditionnés par ce à quoi ils cherchent à réagir : l’islamisme militant ne se conçoit pas sans liens étroits avec la télé-technologie pourtant inconnue du Prophète, et ira ainsi recourir à des avions pour détruire les symboles du monde moderne dégénéré, ou à des chaînes de télévision ou des sites internet pour diffuser ses images médiévales de chiens d’infidèles se faisant décoller la tête. Parler de « martyres » est plus qu’un abus de langage : c’est une ironie qui jette une lumière étrange sur la connivence ou la complicité de la foi, du sacrifice et du témoignage avec son ennemi radical — le mal. « Martyr » est le mot grec pour "témoin". Je cite de mémoire Derrida citant Pascal : « Je ne crois que le témoin qui se fait égorger pour ce qu’il dit… » Mais faut-il donc que le témoin se tue pour être cru ? Un être raisonnable objecterait qu’on peut être certain et avoir tort en même temps. Une telle objection ne porte pourtant qu’à la surface, car la certitude dont se prévaut le croyant ne peut être mesurée à l’aune de la vérité comme correction ou adéquation. Le témoin ne témoigne pas de ce qu’il a raison — le plus souvent, il faudrait même avouer qu’il témoigne de ce qu’il a perdu toute raison, ou de ce qu’aucune raison ne peut soutenir ce qu’il dit, — ; il engage sa parole au-delà de lui-même, jusqu’à l’ultime sacrifice. En tenant sa mort pour rien au regard de la vie qui vaut plus que la vie, le témoin prend à témoin et en otage l’autre, le force à le croire aveuglément, et donc l’engage et l’endette dans cette croyance à la survie, par-delà la vie de l’un comme de l’autre, de la promesse elle-même. Du moment qu’elle s’est promise inconditionnellement, elle suscite comme automatiquement la réponse : croire, c’est répondre à la demande de croire, mais c’est aussi compromettre demande et réponse en les associant dans un lien « juré » soi-disant indissoluble, en fait exposé dès le départ au parjure et à la dissolution. La promesse se compromet en cela même qu’elle doit se partager, se lier avec de ce qui, par définition, exclut pourtant tout rapport (l’autre absolu). En effet, l’idéale communion dans la foi jurée ne peut pas ne pas revenir exclure l’altérité sans laquelle il n’y a pourtant pas de croyance. Le sacrifice finit donc par sacrifier le tout-autre au nom duquel il s’opère.
Un tournant a en effet eu lieu, non seulement dans la phénoménologie, mais même dans ce qu’il est convenu d’appeler la déconstruction. Un tour plus qu’un tournant, un virage qui ne se présente pas comme tel, comme s’il avait un peu honte, une certaine pudeur ou retenue : à force d’identifier l’autre au Bien, voire à Dieu (comme tout-autre), l’autre avec ou sans grand A devient ce dont il était justement infiniment séparé : par exemple, « autrui », qui n’est pas du tout autre ni tout-autre parce qu’il n’est au fond jamais que l’autre du même — retour de l’hégémonie du sujet humain (autrui exclut l’animal aussi bien que les choses, et même le corps). L’autre est brandi comme l’hostie aux mains des bien-pensants qui baptisent sans pudeur « éthique » ce qui ressemble comme deux gouttes d’eau à une morale de catéchisme — chrétienne même si elle se revendique d’une religion autre (juive). Comme concept (et « autre » est d’abord un concept, élaboré par Platon comme le deus ex machina idéal pour sortir de l’impasse ou de l’aporie du Même parménidien), l’autre ne saurait avoir de préséance et surtout ne saurait être doué d’une valeur absolue. Un tout autre au sens d’un absolument (infiniment) autre n’est pas seulement contradictoire avec le caractère nécessairement relationnel du concept d’autre, il est aussi tout autre que ce concept. L’autre, on ne peut qu’y croire. Croire sans jamais pouvoir faire plus : ni voir, ni même toucher. Sans pouvoir faire plus que croire sur parole ; ou mieux encore, sans mot dire. Croire l’autre est en effet une folie, comparable à cette autre folie que dénonçait Paul après sa conversion, l’aveuglement soudain qui le jeta à terre de son cheval. On ne peut pas plus croire en l’autre qu’on ne peut confier le volant à un aveugle — et pourtant, « La venue de l’autre ne peut surgir comme un événement singulier que là où aucune anticipation ne voit venir, là où l’autre et la mort—et le mal radical—peuvent surprendre à tout instant. » (Derrida, Foi & Savoir, p. 30.) Y a-t-il manière plus claire d’affirmer la duplicité radicale liée à la venue de l’autre ? Ce qui la conditionne est son inconditionnelle priorité, elle ne peut être anticipée qu’à être réduite d’avance au même. L’autre ne peut venir (de soi) que si nous fermons en quelque sorte les yeux, ne le ou la voyons pas venir. Or ce qui peut venir, à tout instant, peut faire mal, et même nous tuer. Pourtant, il faut, il faut absolument, accepter que l’autre puisse être le mal ou la mort. C’est une question plus que de vie ou de mort, c’est la condition même de quelque chose comme un événement. Inversement, plus l’autre est rejeté comme un mal, plus il infecte l’intégrité qu’il faut protéger par un anticorps, un remède qui est toujours aussi un poison contre ce même corps : le correcteur scelle l’identité mal = autre. Toutes les pensées de l’altérité pure échouent par le seul fait qu’elles ne font le plus souvent que durcir la même logique identitaire qui triomphe dans la purification (ethnique, par exemple, mais ce n’est qu’un exemple). Il n’y a aucun moyen de savoir a priori si l’autre apporte avec lui ou elle la mort ou la vie. Si, pour se défendre de cette possibilité toujours ouverte — que la venue de l’autre revienne à la mort —, on se protège en barrant à l’avance l’accès à tout autre, en refermant sa porte à tout nouveau venu parce qu’inconnu, on s’enferme alors chez soi et entre soi, assuré de n’avoir à faire qu’avec ses semblables. Mais l’autre refoulé fait toujours retour, depuis là où on ne l’attendait ni ne l’entendait venir. Les effets de cette obsession sécuritaire ne sont que trop patents : à quel point en voulant rendre le monde plus sûr (safer, plus sauf), on le transforme en un endroit de plus en plus dangereux, c’est ce qu’il n’y a même plus besoin de démontrer depuis la guerre en Irak. Mais comme « l’essentiel pour la foi consiste à croire à des choses pour lesquelles il n’y a pas de preuve empirique »…

Les détails varient mais voici l’essentiel de ce qui, d’après moi, est arrivé. George W. Bush qui s’était saoulé dans une soirée, a gravement insulté un ami de sa mère. George, le père, et Barbara se sont mis en colère. On a dit qu’il fallait faire quelque chose. George, le père, alors vice-président, a téléphoné à son ami Billy Graham [pasteur évangélique] qui est venu à la propriété et a passé plusieurs jours avec George W. Il y a eu des échanges profonds lors de promenades sur la plage. George W. a vécu une renaissance. Il s’est arrêté de boire, il a assisté à des classes d’étude de la Bible et a pris à bras-le-corps des questions de foi fervente. Un homme qui était perdu fut sauvé.[1]

La religion? Réponse : « La religion, c’est la réponse. » (Foi & Savoir, p. 44.) Reste sans réponse : en quoi faut-il répondre ? Et de quoi ? De soi, ou de l’autre ? Que se passerait-il si la réponse se dérobait ou ne surgissait que de son retrait ? Si le « sans » donnait lieu à la possibilité même de la réponse : soit comme écoute, respect, retenue — le sans-réponse comme réponse différée, — soit, au contraire, comme réaction, riposte, réplique : la réponse forçant la voie, s’imposant — éventuellement comme religion — pour effacer la dette, le devant-répondre auquel il est impossible de répondre, et dont peut seul s’acquitter l’impossible devant-mourir.

Source: MFM, "La Religion de Derrida", 2004.








[1] Suskind, ibid. Le “virage vers le salut” est daté de 1985, au 39ème anniversaire de George W. 

Toutes les couleurs de l'arc-en-ciel

On peut voir au-dessus des rideaux, des raies de couleurs. Violet-indigo-bleu-vert-jaune-orange-et-rouge. Autrefois, quand j’attendais ma mère dans mon lit, elles étaient là, mais plus colorées, plus vives, maintenant elles me semblent plus fades. J’attendais, sachant qu’il faudrait se lever pour aller à l’école. Mais maintenant pourquoi ? Bon, aujourd’hui aurai rendez-vous à la Muette. Donc se lever. Pas envie : debout froid miroir habits marcher parler revenir lit à nouveau. Toujours la même musique. Ce qui compte dans la musique c’est le mouvement ; les notes sans le mouvement, c’est comme un regard aveugle. Mettre de l’appassionato dans ses actes. Bouger le pied d’un endroit trop chaud du lit à un endroit plus froid pour simplement avoir moins chaud. La même musique. On bouge pour un instant de soulagement qui ne durera pas le temps de se rafraîchir vraiment. C’est comme de voir des choses ou des gens nouveaux, ils sont nouveaux trois secondes et parce qu’on est là, ils deviennent aussitôt usés et fades. La même musique : comment sont les choses quand je ne suis pas là.
Lui dirai tout ça, il écoutera admiratif passionné. Tu parles ! Son regard tourné vers autre chose, comment savoir si même les sons qui sortent de ma bouche lui parviennent. C’est comme si j’étais dans une vitrine, de l’autre côté d’une glace, en train de former avec mes lèvres des mots qu’il regarde bouche bée s’envoler en buée. Langage de muets : gestes précis, empreins d’une signification précise, ou encore langage obscène, toujours le même, totalement mécanique. Tout faire pour ne plus penser, ne plus avoir à inventer le mot d’après. Donner la réplique, comme dans une répétition théâtrale : « Oui, je t’écoute » - « C’est totalement vrai et senti » - Non. Si c’est ça, ce n’est pas la peine. Ou il est con, ou il ment. De toute manière ce ne sera pas drôle. Mieux vaut rester au lit. Personne n’attend, ou si on le fait, c’est par ennui, pour le cul, par besoin de parler. De toute façon impossible parler. Tu le sais, diras rien, écouteras, répèteras, perroquet. Ne verras même pas, regarderas les affiches, comme si tu n’étais pas là. Dire « c’est vrai /  c’est faux », en tombant sur le temps juste comme en solfège - question de tempo, toujours la même musique.
Se lever, se maquiller, le miroir, ça donnera un genre, un visage, trop de noir ou alors vulgaire. Serai femme peut-être. Sûr puisque cul. Non, pas femme, putain, mais putain égale femme. Non, putain égale cul. Pas confondre. Serai cul, pas femme, puisque femme féminine douce jolie, pas moi. Peut-être aussi homme. Maquiller fatiguant, pas moi ce noir ce rouge cette joue cette poudre ces habits communs à tous.

Dehors les arbres sont calcinés et il ne passe qu’un méchant vent froid sur la terre bleuie d’orties. On fait l’amour, mais c’est comme la guerre, le plomb dans les ailes et les nerfs en boule. Pourtant certains obstinés, invisibles dans leurs bandelettes parcheminées, vont, contre vents et marées, à la recherche de quelque Chose qu’ils n’ont jamais connue, ou qu’ils ont oubliée.
Catherine Zahou, 24 mai 1976.