Le Mythe de la Caverne
La doctrine de Platon sur la vérité
Appellation impropre
que Heidegger aura maintenue tout au long de son explication même s'il y met
toujours des guillemets. Le mythe est une (re)construction philosophique ad usum Delphini mais Heidegger ne
s'interroge jamais sur la contradiction qu'il y a entre l’objet de ce mythe, du
moins tel qu’il l’interprète, à savoir exposer l’essence insensible de la
vérité, et le genre narratif qui a pourtant été proscrit de la philosophie
proprement dite dès le préambule de Etre
et Temps : une chose est d’aller raconter des histoires sur les choses
et les gens, une (tout) autre celle, vouée à différence même, de dire l’être.
Comme l’être passe avant tout et avant tout genre (humain ou littéraire),
Heidegger a déjà tranché dans le vif du sujet. Platon est un philosophe, donc
il ne s’embarrasse pas les pieds dans des détails. Il va droit à l’essentiel —
il invente l’essence. Et par la même occasion la philosophie tout court :
l’auto tous terrains avant la lettre. Son idée même et suave, garantie non
polluante. Marche partout et par tous les temps à l’énergie solaire reconvertie
aux besoins naturels de l’antimatière grise.
Donc montons faire un
tour dans l’auto. Comme dans une histoire l’essentiel est à la fin, dans la
conclusion ou leçon qu’on est supposé en tirer comme un profit, bénéfice,
augmentation de salaire et autres avantages en nature ou espèces non
négligeables. Bref, quel intérêt y a-t-il à s’imaginer une caverne, tout ça
pour se représenter quelque chose qui par définition ne peut pas se représenter
avec des yeux de chair ni de poisson : « Considère ceci » ou
« Vois ceci », et ce sont les premiers mots : Imagine des hommes
séjournant sous terre dans une demeure en forme de caverne...
« Que veut dire
cette histoire ? » C'est la première phrase, et l’on s'attend à ce que
Heidegger réponde lui-même à la question qu’il semble nous avoir adressée. Or
il n'en est rien : ce n'est pas lui qui répond, mais « Platon nous répond
lui-même ». Il n'y a pas de doute que Heidegger soit à cet égard un grand
magicien capable de faire parler les morts, exactement comme Socrate se
targuait d’accoucher les hommes de leur savoir insu. La réponse de Platon (entre
guillemets) donne l’image comme le sens propre de ce qui est figuré dans
« cette histoire ». La caverne est « l’image » de ce qui
apparaît à l'œil tous les jours dans le jour commun. Le feu qui brûle dans la
caverne est à l'image du soleil. Et enfin le grand jour du dehors est à l'image
de ce qui est sans image. Il faudra garder cette structure en vue, la structure
même de la vue dominée par un point aveugle, une vue dirigée et pilotée vers un
point invisible, sans image donc, et pourtant source de toute image. En attendant,
on commence peut-être à comprendre pourquoi « cette histoire »
ressemble au Livre des Morts et
comment cette ressemblance est en trompe l’œil. La caverne qui figure
l'existence ici-bas devient l'image mais aussi la dégradation d'un modèle
nécessairement parfait qui se transforme en prison. Une prison modèle comme
idéal d’existence, il n’y a pas plus parfait. Tableau de l’éducation au début
de la XXIe dynastie : « Demain est identique à hier, ou à trois mille
années en arrière, insipide. Le temps dans la caverne est figé, mais la vie
s'écoule. Vivre dans l'atemporalité fabrique à la longue des êtres indifférents
à tout. » Autant dire un tombeau, un cachot où l’on moisira condamné à
répéter la même apparence de perpétuité vide, s'il n'existait un libérateur qui
n'est toutefois pas exactement un rédempteur, du moins pas encore, car
n'oublions pas les derniers mots de cette histoire éducative : « Et si
quelqu'un entreprenait de les délivrer de leurs chaînes et des les conduire
vers les hauteurs, et qu'il leur soit possible de se saisir de lui et de le
tuer, ne le tueraient-ils pas pour de vrai ? Sans aucun doute, dit-il. »
Voilà qui n'est pas très encourageant et qui n'incite pas spécialement l’âme
libérée à se convertir en missionnaire. Le philosophe une fois revenu les pieds
sur terre, risque de ne plus rien voir du tout dans la confusion qui
caractérise le monde inférieur, c'est-à-dire le monde de tout le monde.
« Ne lui ferait-on pas comprendre que son voyage vers les régions élevées
ne lui a rien rapporté d'autre que de rentrer avec un œil de ruiné et même plus
d’un, au moins deux, et qu’il lui faudrait faire le deuil de ses yeux comme de
ses dieux, et qu’il ne vaut donc pas la peine de faire toute cette escalade
? » Dans un sens du sens commun, il est effectivement insensé de vouloir
s'élever contre les lois de la pesanteur.
Si toute cette histoire
est destinée à allégoriser une théorie de l'éducation politique, on peut se
demander quel genre d'éducation se donne là qui commence par la démoralisation
absolue. Celui qui est libéré (donc le philosophe), une fois qu’il est arrivé à
l’air libre et qu'il s'est accoutumé aux conditions (diaphanéité, légèreté
extrême) de son nouveau séjour en altitude, s'il venait à se rappeler sa vie
antérieure dans la caverne, ne crois-tu pas qu’il se féliciterait pour lui-même
d'être là où il est et non pas enchaîné dans une garderie pour retardés
mentaux et puissants débiles ? Mais il risquerait aussi d’avoir pitié de
ses compagnons restés confinés dans la bêtise réglementaire et chercherait peut-être à les libérer à son
tour de magie ? C'est à ce moment-là que l'avenir est le plus compromis,
au moment de la promesse. Entrer en compétition avec les caverneux pour savoir
quel est le meilleur cave est exclu à l'avance. Platon cite alors Homère, la
fameuse réplique d'Achille à Ulysse « descendu » dans la caverne : il
préférerait être valet de labour au service d’un étranger sans fortune et
rester en vie que de mourir jeune et glorieux. Une fois de plus la métaphore
opère le transport d'une vie à l'autre : le philosophe préfère demeurer
inconnu dans la vérité que de se murer glorieusement dans le mensonge. Mais en
même temps on peut aussi lire qu’il a choisi d’être mort dans la vérité plutôt
que de survivre dans le mensonge comme si la vérité valait plus que la vie.
Elle seule devrait s’appeler survie, vie au-dessus de la vie comme
« simple » survie.
En apparence donc, la
caverne reproduit le mythe solaire du Livre
des Morts : sortie au jour, venue à l’air libre du dehors — l'ouvert
de l'aletheia, l'exposition ou même
simplement l'existence vraie. C'est
pourquoi Heidegger traduit l’Idée par un mot que l'on rend en français par
« les vies dansent ». Aussehen
veut dire voir au-dehors et d'ordinaire est rendu en une « vue ». Le
dehors, c'est aussi ce qu'on pourrait appeler le réel de l'Idée. C'est ce réel
qu’on atteint au-delà de tout réel saisissable par les sens ; il faut donc
un sens autre, un sens de l'excès excédant tout sens. La caverne représente une
manière d'habiter qui est la manière habituelle de s'établir, car l’essence
d'une habitude, c'est de se répéter automatiquement, de constituer un pli et
une fixation sur ce qui est dit « reçu » (la doxa) mais n’est que reproduit. L'habitude, c'est la mauvaise
répétition, alors que la dictée philosophique répète de la bonne manière, en
remontant comme un souvenir ou un corps de noyé remonte à la surface.
« Bonne » dit le refus d'obéir au désordre établi comme un ordre
auquel obéir sans discuter ni même chercher à interpréter ; les prisonniers
sont enchaînés par l'habitude (la fameuse « pensée à sens unique »)
et les en déchaîner est à peu près aussi difficile que d'arracher un drogué à
son addiction. L’espèce humaine est un indic de la quotidienneté la plupart du
temps et surtout avant l'entrée en scène du philosophe mais le philosophe se
comptant pour un homme (et non un dieu ou un animal) fait lui-même partie du
peuple des enchaînés, comment pourra-t-il être éclairé ? Par un
autre ? Ou juste par soi, s’il n’y a de délivrance que dans
l’auto ?
D'habitude, l'homme s'imagine qu'il voit d'emblée
cette maison, cet arbre, et de même tout ce qui est, mais en fait il ne voit
rien de tel. Pour percevoir une maison comme
une maison, il faut déjà atteindre un point de vue interdit à première vue (à
la vue donnée en premier lieu) ; point de vue qui ne peut être atteint que
par soustraction et non par addition (c’est pourquoi le savoir essentiel
n’accumule pas, mais au contraire s’appauvrit jusqu’à n’avoir l’air de rien ou
même proclamer qu’il ne sait rien). Il faut s’arracher au séjour de ce faux
jour, pardon de ce feu jour puisque c’est le feu qui tient lieu de jour. Feu
bien pâle, comparé au soleil de l’Idée fixe. Mais comment comparer
l’incomparable du paraître à l’être ? Qui pourra les faire comparaître et
quel Observateur impartial pourra faire le partage entre les deux ? Parce
qu’il y en a deux, paraît-il, des mondes : l’un en bas, l’autre en
haut ; l’un obscur, l’autre clair. Jusqu’ici (et pas au-delà), passe
encore. Là où le bas blesse, pour ainsi dire, c’est lorsque l’Un s’avise de
diriger l’autre, sous prétexte qu’il serait plus brillant que l’autre qui n’est
jamais sorti de sa cave. De quel droit me traites-tu de cave, aurait dit
l’autre dont on n’a pas gardé le nom, bien sûr : dans cette pénombre,
comment voir ? Alors qu’au grand jour de l’Idée, le nom du Bien s’affiche
en lettres fluo. Voir quelque chose comme tel, c'est-à-dire dans sa propre lumière, c’est la tâche
que s’est fixée la théorie, et il n’y a pas d’autre théorie. C'est elle la
perspective dominante. C'est cette
sorte de vision que Platon appelle aussi anamnèse, et que figure le mouvement
du prisonnier déchaîné qui s'échappe au-dehors par le toit. Ana- comme dans analyse ou anabase
remonte de la cave pleine de toiles d’araignée dans un mouvement qui signe
proprement la vision eidétique et non éthique car de ce point de vue-là, même
quand il s'agit de l’idée de Bien, il n'est absolument pas question de morale,
juste de séjour et d’ethos. Heidegger le remarque quand il traduit le terme
grec pour « bon » (agathon)
en quelque chose du genre de ce qui rend fort, valeureux et le contraire d’un
incapable. Etre bon, c’est être bon à l’être, même si Platon déplore que l'idée
de beauté soit la seule à avoir gardé son éclat initial, alors que les autres
idées, par exemple la justice et le bien, sont par comparaison des feux
follets. Seule la beauté donne une idée de la beauté de l’Idée ; elle a ce
privilège d'être à la fois ce qu’il y a de plus brillant et de plus désirable,
comme le dieu à se dorer la pilule sur la plage avec tous ses adorateurs. C’est
pourquoi le soleil a toujours donné le paradigme du Souverain. Là où Platon
fait le pas au-delà, c'est quand il se distance du soleil de feu et le prend
pour la métaphore d’un autre soleil invisible et donc moins exposé à se coucher
tous les jours avec l’éventualité redoutable de ne jamais se relever de sa
nuit. Pour empêcher la possibilité d’un tel accident qui signifierait la fin du
monde ni plus ni moins, il est beaucoup plus avantageux de disposer d'une idée
de soleil allumée en permanence : elle ne risque pas d'exploser à moins
d’un court-circuit religieux ; c'est à la fois sa force et sa faiblesse,
mais c'est surtout le seul moyen pour l’Idée d'assurer sa domination et son
hégémonie totale sur la totalité sans exception et donc sans dehors ; car
le but, au fond, c'est bien de se débarrasser du dehors. Se débarrasser du
dehors semble une tâche impossible car la logique de la limite implique
toujours que, quelque mur de prison que l'on puisse bâtir, il restera toujours
un au-delà. C'est la seule morale de cette histoire qui aboutit sous nos yeux à
la complète utopie : à l’autre bout de la chaîne nous voilà déchaînés acharnés
à quitter la terre transformée en Idée et donc bons pour habiter Mars le premier avril 2030, probablement
d'ailleurs dans des abris souterrains, ce qui ne nous changera pas beaucoup des
hommes des cavernes.
La Maison de Correction
Double séance : il faut pouvoir tenir
dans les deux sens et non seulement vers le haut comme Heidegger le prétend. La
caverne, dit-il, représente le monde quotidien du familier et du prochain.
D'habitude, dit-il, l'homme (car il est clair que cette caverne ne contient que
des hommes) s'imagine qu'il voit d'emblée cette maison, cet arbre et de même
tout ce qui est. On s'imagine qu'on voit, mais en vérité on ne voit rien tant
que ce n'est pas bien éclairé (éclairé en bien & par le bien, comme on le
verra mieux les yeux clos). « Tout d'abord et le plus souvent »,
formule rituelle, « l'homme », toujours lui, ne soupçonne absolument
pas que c'est seulement dans la lumière d’« idées » qu’il voit tout
ce qui est pour lui courant, donc « réel ». De quel homme s’agit-il ?
Le prisonnier de la caverne, soit celui qui est incapable, ou alors
difficilement et uniquement sous la contrainte de la nécessité et même de la
violence, de se transporter vers le jour vrai qu'il y a à l'extérieur et où
brillent ces fameuses idées ; incapable de voir ce qui est comme c'est. Pour voir clairement, il
faut un arrachement violent à ce que les philosophes ont diversement nommé
« conscience naturelle », appellation extrêmement problématique étant
donné que la conscience n'a rien de naturel. Donc cette caverne a une
topographie : elle est orientée vers le haut où brille la lumière du jour.
Les hommes sont dans la caverne depuis toujours, en tout cas depuis leur
enfance, enchaînés en deux endroits, par le cou et par les jambes : la tâche
les empêche de tourner la tête et de rebrousser chemin. Ils ont donc les yeux
collés à la vitre. Ils n'ont jamais rien vu d'autre de toute leur vie de chien.
Il est logique qu'ils prennent la vérité pour une fumisterie, car toute cette
histoire est montée de toutes pièces pour les besoins de la démonstration. Il faut quand même leur
accorder un petit quelque chose... Et c'est là que se pose la question du but
poursuivi : s'agit-il d'éduquer l'humanité ? C'est-à-dire quoi exactement
? Pourquoi ? Parce qu’en philosophie on doit avoir l’air de se poser des
questions pour tout mettre sous un autre ordre du jour mais d'abord un ordre.
Heidegger passe sous silence la violence qu'il faut pour pratiquer ce qu'il
appelle le renversement du regard, traduisez si vous pouvez : de l'étant à
l'être. La violence qui parle dans toute éducation, même dans le mot latin, si
éduquer c’est à la lettre mener dehors, mais pourquoi diable faut-il sortir ?
Non pas, comme le dit pourtant Platon, parce que tout ne serait qu'idole sur
terre, ombre projetée par un feu factice. Il s'agit de sortir, mais d'abord
sortir de l'image telle qu'elle s’est pétrifiée en ce plan fixe de l'homme
enchaîné dans un cachot : il faut pouvoir bouger, aller librement, mais
pour quelle raison seulement vers le haut ? Parce que c'est le seul point de
vue où l’on puisse tout voir ;
c’est bien là qu'on voit le désir que le philosophe porte à la totalité qu’il
croit pour comble posséder de fond en comble. On pourrait donc renverser la
perspective et dire que, du point de vue de l'enfant, la violence est au
départ. Tout le mythe insiste sur cette violence nécessaire à l'accomplissement
du voyage dans les deux sens, aller et retour : au retour, il ne faut guère
s'attendre à un accueil chaleureux, que l'on revienne dans vingt ou vingt mille
ans, l'essentiel pourtant a déjà été fixé: soit la clarté éblouit, soit
l’obscurité aveugle, ergo dans tous les
cas ça fait mal aux yeux. Il existe une ambiguïté essentielle: le chemin
qui monte est le même que celui qui descend, si tout est une affaire
d'accoutumance d’un séjour à l'autre. Il n'est pas simplement question de
renverser, ce qui est le mouvement philosophique premier, de manière à ce que
l’avisé puisse se tourner vers ce qu'il ne voit pas d'habitude, tout simplement
parce qu'il ne regarde que devant, car dans ce cas on reste à l'horizontale, ce
qui est exclu du voyage éducatif philosophique. Indépendamment de l'horizon
grec qui attribue en effet l’être au brillant, pourquoi est-il nécessaire de
trouver un modèle déterminant le sens de la « formation », terme
encore abusé de nos jours, pour voir ce qui de soi-même est à découvert ?
Le retournement n'est pas simplement un demi-tour, mais une transformation,
sens encore présent quand on dit que les voyages forment la jeunesse et qu'il
vaut mieux sortir de son bled et même de sa forêt Noire, mais ne soyons pas
injustes ; nous en étions au mess de la caverne où est plongé le texte de
Heidegger sur la doctrine ou l'essence de la paideia — renonçons à traduire ce mot dit intraduisible et à ce titre
parfait, puisque la correction suprême dans la maison de correction où l’on
enseigne les bonnes manières de savoir vivre philosophique est de la boucler.
Pourtant c'est le seul texte que Heidegger répudiera officiellement : il
rétractera son interprétation dont il disait déjà qu'elle faisait peut-être
violence au texte, mais une violence nécessaire et justifiée correspondant à la
violence du texte lui-même, s'il y a un texte ou si tout cela n'est pas un
mythe, voire le mythe de la
philosophie comme éducation du genre humain à la vérité. Cette rétractation
porte sur la violence que Platon aurait faite à l'aletheia : je rappelle pour mémoire que Heidegger prétend
qu’il y a eu un coup d'état ou une prise de pouvoir de l'Idée sur l'aletheia, et qu'elle, l’idée, est
devenue la maîtresse alors qu'elle n'était que la servante, simplement une vue
parmi d'autres au lieu d'être la vue unique, le chemin tout droit de la vérité
qui par la même occasion échappe peut-être à son recouvrement, mais aussi
disparaît dans une idée fixe, une obsession solaire qui tourne à l'aveuglement.
A cet égard, il faut relire de très près les derniers mots; je vais les
dicter : nécessaire en premier lieu est une appréciation de ce que les
sciences privatives de l'aletheia contiennent de « positif (positif étant
mis entre »). Ce contenu positif doit être en premier lieu (souligné) appréhendé comme le trait fondamental de
l’être humain, mais il faut d'abord
(troisième fois) que soit éprouvée la détresse où ce n'est plus comme tous les
jours comme par tous les temps, mais pour une fois, une fois pour toutes,
l’Etre avec une majuscule, qui appelle à sortir au Jour. Donc il ne s'agit pas
simplement de changer de perspective, car comme toujours cela irait dans un
seul sens, de l'étant à l'Etre et jamais inversement ; or Platon était
beaucoup plus prudent, ou alors plus fou. La nécessité première, c'est de
considérer ce que le privatif a de positif. Le privatif, c'est le mouvement
d’arrachement à la caverne où tout est recouvert ; donc le positif de ce
privatif, c'est que la vérité est une privation d'erreur, comme on est privé de
récréation ou de sortie. On est déjà dans la maison de correction où l’on n'a
plus le droit de faire la moindre erreur ; si l’on cesse de regarder au
contraire la privation du point de vue du positif, c'est-à-dire de ce soleil
construit pour les besoins de la cause, si l’on dénonce en conséquence le point
de vue de la correction, les choses se compliquent du fait que premièrement, on aura perdu de vue ce
que signifie le mot « positif » dans ce renversement où le positif
devient le négatif. Le mythe, dit-il, est une histoire dont le récit progresse
au cours d'un dialogue. La correction marque un tournant dans l’essence de la
vérité, dans la pureté de cette essence. L'infection, c'était le plat clanisme,
lisez : les suiveurs platoniques, l'idéologie : la vérité passée sous
le joug de l'idée a marché dans la crainte et la crasse comme un chien
tortionnaire, je relis le passage que j'avais perdu : ce n'est donc pas la
vérité qui forme l'objet du mythe de la caverne, certainement pas, assure-t-il,
certain à ce sujet que ce n'est pas ça qui est visé, mais uniquement
l'idée ; et pourtant, il demeure assuré que ce mythe contient la doctrine
de Platon sur la vérité. Il n'en démord pas : il y a là une doctrine, il y
a un enseignement qui, dit-il, se fonde sur un événement, à savoir que l'idée
prend le dessus avec évidence, il le dit lui-même textuellement, le
« mythe » donne une image de ce que Platon dit. Il a donc recours à
autre chose, à cette idée du bien qui est très singulière et pas comme toutes
les autres, peut-être le soleil lui-même, à cette idée souveraine parce qu'elle
donne le jour à tout y compris à la vérité, qui du coup n’a plus qu’à bien
se tenir aux ordres du nouveau maître du Jour. Et pourtant, cette
interprétation, il a dû la corriger, mais d'une manière qui ne revient pas à
simplement corriger Platon comme le fils Nietzsche, à faire une sorte de
contre-éducation ou une révolution : Heidegger a dû se corriger lui-même en
reconnaissant que tout ce qu'il avait fantasmé au sujet d'une pureté de l'aletheia n’était qu’un mythe, et même le
mythe pur et simple. Il n'y a pas de pure aletheia
sans rapport de forces, sans orientation structurée selon un sens. Ainsi,
l'aletheia elle-même est infectée.
Infectée du virus philosophique qui va toujours avec la volonté de puissance.
D'être dans le droit chemin et le seul, celui de l'un, ce virus affecte toute
ontologie de théologie, mais comment peut-on s’en sortir sans, sans idée de Dieu
? Un traitement homéopathique : la pensée contre elle-même ? Accomplir Platon
signifie ne pas oublier de faire le chemin dans le sens inverse, donc dans les
deux sens, mais même cela relève probablement du rêve d'une juste mesure qui
n'a jamais existé. L’essentiel est sans ciel et c'est ce qui constitue cette
histoire comme un mythe : le mythe du passage quand il n'y a pas de
continuité entre les deux séjours ; le dehors et le dedans ne sont pas
éclairés par le même jour et pourtant il n'y a qu'un seul jour digne de l’être.
Rien
devant, rien derrière, rien au-dessus, rien au-dessous, tournant comme un
astre. On ne peut même pas dire qu’on tombe. Pour tomber, il faut qu’il y ait
un endroit d’où tomber. Il n’y a ni endroit ni envers. Ni plafond ni fond. Tout
est défoncé. Tout l’est encore plus maintenant sauf qu’il n’y a même
plus de tout. Rien que des trous. Des trous pas seulement dans la couche
d’ozone. Des trous partout, rien que des trous perdus. On tourne autour de ce
même point aveugle comme une toupie. Un tout autour de ses atours. Le moindre
caillou blanc aurait suffi, gémit le Petit Poucet privé de son père mais pas de
repère. C’est l’ennui avec les pères : il faut les réparer constamment.
Mais qui parle de repaire ? On dit que c’est un cabinet noir. Une cabine.
C’est petit, étroit, ou bien très grand. On ne sait pas. On n’a jamais su où ça
se passait. Dans un trou miteux. Le mythe du trou qu’il a fallu raconter aux
autres pour expliquer que nul n’ait encore pu voir le jour, le vrai jour qu’il
y a « dehors ». Mythe solaire : le soleil ne doit pas mourir à
chaque fois qu’il tombe. Il faut l’accompagner dans la nuit, pour soi-même
venir au jour. Accompagner le mort, c’est accompagner le soleil que le mort est
devenu. Un fils du soleil enveloppé, protégé de bandelettes : de formules
qui, toutes, reviennent à dire « Viens ! » pour conjurer la mut, la mort.
Source: MFM, Livre des Morts, chapitre 25 (2005)