- La religion de l’autre : à entendre au double sens du génitif, comme avec « l’amour de Dieu ». Il y a d’abord la religion propre à l’autre, et qui n’est pas nécessairement une autre religion ; au contraire, du moins dans une certaine tradition d’intolérance nourrie par toute religion monothéiste et plus particulièrement si celle-ci s’affirme « universelle », l’autre religion aura toujours été perçue comme une menace, voire un scandale à éradiquer au plus vite — dans le meilleur des cas, comme n’étant qu’une religion, pas LA religion (même). Contre cette loi d’exclusion (impliquée par l’antagonisme des deux concepts, « religion » et « autre »), il n’y a qu’un moyen de sauver la religion « de » l’autre (de la sauver du danger qu’est l’autre), c’est de faire de l’autre la source même de « la » religion… La religion de l’altérité, comme si l’altérité pouvait entrer dans « la » religion sans s’altérer elle-même ! (Ici j’ai ajouté un point d’exclamation inaudible comme il y en a si souvent dans les textes de Levinas.)
Le retour du
religieux — pour user d’une expression usée, faisant inlassablement retour
comme le retour du refoulé — n’aura donc pas manqué de se reproduire dans cela
même qui, pourtant, aura tout fait pour lui bloquer la route, à savoir, malgré
tout, ce qui s’appelle « penser » ou « philosopher ». Je
n’entends pas donner dans un panorama historique qui ne ferait qu’égrener des
clichés et des schèmes nécessairement réducteurs et insensibles à ce qu’ils
prétendent décrire, à savoir « la différence » qui serait le point
commun de tout ce qu’on a appelé les pensées/philosophies de la différence. Une
telle histoire aurait décrit une évolution typique de la modernité, à savoir
une période (merveilleuse, aventureuse) d’avancées et de percées dans l’inconnu
(l’autre), à laquelle succède une période de repli frileux et pour tout dire de
réaction. Mais cette réaction prend des tours multiples et paradoxaux,
qu’aucune interprétation ne pourra suivre jusqu’au bout :
par exemple, expliquer le retour du religieux par l’échec du politique (de la Révolution) n’est pas seulement une simplification outrageante,
c’est avant tout un déni de ce qui sans cesse fait retour dans la collusion du
théologico-politique. Au reste, tous les processus réactifs sont forcément
conditionnés par ce à quoi ils cherchent à réagir : l’islamisme militant ne se conçoit pas sans liens étroits avec la
télé-technologie pourtant inconnue du Prophète, et ira ainsi recourir à des avions pour détruire les symboles du monde moderne dégénéré, ou à des chaînes de télévision ou des sites internet pour diffuser ses images médiévales
de chiens d’infidèles se faisant décoller la tête. Parler de
« martyres » est plus qu’un abus de langage : c’est une ironie
qui jette une lumière étrange sur la connivence ou la complicité de la foi, du
sacrifice et du témoignage avec son ennemi radical — le mal.
« Martyr » est le mot grec pour "témoin". Je cite de mémoire Derrida
citant Pascal : « Je ne crois que le témoin qui se fait égorger pour
ce qu’il dit… » Mais faut-il donc que le témoin se tue pour être
cru ? Un être raisonnable objecterait qu’on peut être
certain et avoir tort en même temps. Une telle objection ne porte pourtant qu’à
la surface, car la certitude dont se prévaut le croyant ne peut être mesurée à
l’aune de la vérité comme correction ou adéquation. Le témoin ne témoigne pas
de ce qu’il a raison — le plus souvent, il faudrait même avouer qu’il témoigne
de ce qu’il a perdu toute raison, ou de ce qu’aucune raison ne peut soutenir ce
qu’il dit, — ; il engage sa parole au-delà de lui-même, jusqu’à l’ultime
sacrifice. En tenant sa mort pour rien au regard de la vie qui vaut plus que la
vie, le témoin prend à témoin et en otage l’autre, le force à le croire aveuglément,
et donc l’engage et l’endette dans cette croyance à la survie, par-delà la vie
de l’un comme de l’autre, de la promesse elle-même. Du moment qu’elle s’est
promise inconditionnellement, elle suscite comme automatiquement la
réponse : croire, c’est répondre à la demande de croire, mais c’est aussi
compromettre demande et réponse en les associant dans un lien « juré »
soi-disant indissoluble, en fait exposé dès le départ au parjure et à la
dissolution. La promesse se compromet en cela même qu’elle doit se partager, se
lier avec de ce qui, par définition, exclut pourtant tout rapport (l’autre
absolu). En effet, l’idéale communion dans la foi jurée ne peut
pas ne pas revenir exclure l’altérité sans laquelle il n’y a pourtant pas de croyance.
Le sacrifice finit donc par sacrifier le tout-autre au nom duquel il s’opère.
Un tournant a en
effet eu lieu, non seulement dans la phénoménologie, mais même dans ce qu’il
est convenu d’appeler la déconstruction. Un tour plus qu’un tournant, un virage
qui ne se présente pas comme tel, comme s’il avait un peu honte, une certaine
pudeur ou retenue : à force d’identifier l’autre au Bien, voire à Dieu
(comme tout-autre), l’autre avec ou sans grand A devient ce dont il était
justement infiniment séparé : par exemple, « autrui », qui n’est
pas du tout autre ni tout-autre parce qu’il n’est au fond jamais que l’autre du
même — retour de l’hégémonie du sujet humain (autrui exclut l’animal aussi
bien que les choses, et même le corps). L’autre est brandi comme l’hostie aux
mains des bien-pensants qui baptisent sans pudeur « éthique »
ce qui ressemble comme deux gouttes d’eau à une morale de catéchisme —
chrétienne même si elle se revendique d’une religion autre (juive). Comme concept (et « autre » est d’abord un concept,
élaboré par Platon comme le deus ex machina idéal pour sortir de
l’impasse ou de l’aporie du Même parménidien), l’autre ne saurait avoir de
préséance et surtout ne saurait être doué d’une valeur absolue. Un tout autre
au sens d’un absolument (infiniment) autre n’est pas seulement contradictoire
avec le caractère nécessairement relationnel du concept d’autre, il est aussi
tout autre que ce concept. L’autre, on ne peut qu’y croire. Croire sans jamais
pouvoir faire plus : ni voir, ni même toucher. Sans pouvoir faire plus que
croire sur parole ; ou mieux encore, sans mot dire. Croire l’autre est en
effet une folie, comparable à cette autre folie que dénonçait Paul après sa
conversion, l’aveuglement soudain qui le jeta à terre de son cheval. On ne peut
pas plus croire en l’autre qu’on ne peut confier le volant à un aveugle — et
pourtant, « La venue de l’autre ne peut surgir comme un événement
singulier que là où aucune anticipation ne voit venir, là où l’autre et
la mort—et le mal radical—peuvent surprendre à tout instant. » (Derrida, Foi & Savoir, p. 30.) Y
a-t-il manière plus claire d’affirmer la duplicité radicale liée à la venue de l’autre ? Ce qui la conditionne est son
inconditionnelle priorité, elle ne peut être anticipée qu’à être réduite
d’avance au même. L’autre ne peut venir (de soi) que si nous fermons en quelque
sorte les yeux, ne le ou la voyons pas venir. Or ce qui peut venir, à tout
instant, peut faire mal, et même nous tuer. Pourtant, il faut, il faut
absolument, accepter que l’autre puisse
être le mal ou la mort. C’est une question plus que de vie ou de mort, c’est la
condition même de quelque chose comme un événement. Inversement, plus l’autre
est rejeté comme un mal, plus il infecte l’intégrité qu’il faut protéger par un
anticorps, un remède qui est toujours aussi un poison contre ce même
corps : le correcteur scelle l’identité mal = autre. Toutes les pensées de
l’altérité pure échouent par le seul fait qu’elles ne font le
plus souvent que durcir la même logique identitaire qui triomphe dans la purification
(ethnique, par exemple, mais ce n’est qu’un exemple). Il n’y a aucun moyen de
savoir a priori si l’autre apporte avec lui ou elle la mort ou la vie. Si, pour
se défendre de cette possibilité toujours ouverte — que la venue de l’autre
revienne à la mort —, on se protège en barrant à l’avance l’accès à tout autre,
en refermant sa porte à tout nouveau venu parce qu’inconnu, on s’enferme alors chez soi et entre soi, assuré de n’avoir à faire qu’avec ses semblables. Mais l’autre refoulé fait toujours retour, depuis là
où on ne l’attendait ni ne l’entendait venir. Les effets de cette obsession
sécuritaire ne sont que trop patents : à quel point en voulant rendre le
monde plus sûr (safer, plus sauf), on le transforme en un
endroit de plus en plus dangereux, c’est ce qu’il n’y a même plus besoin de
démontrer depuis la guerre en Irak. Mais comme « l’essentiel pour la foi
consiste à croire à des choses pour lesquelles il n’y a pas de preuve
empirique »…
Les détails
varient mais voici l’essentiel de ce qui, d’après moi, est arrivé. George W.
Bush qui s’était saoulé dans une soirée, a gravement insulté un ami de sa mère.
George, le père, et Barbara se sont mis en colère. On a dit qu’il fallait faire
quelque chose. George, le père, alors vice-président, a téléphoné à son ami
Billy Graham [pasteur évangélique] qui est venu à la propriété et a
passé plusieurs jours avec George W. Il y a eu des échanges profonds lors de
promenades sur la plage. George W. a vécu une renaissance. Il s’est arrêté de
boire, il a assisté à des classes d’étude de la Bible et a pris à bras-le-corps
des questions de foi fervente. Un homme qui était perdu fut sauvé.[1]
“La
religion? Réponse : « La religion, c’est la réponse. » (Foi & Savoir, p. 44.) Reste sans réponse : en quoi faut-il
répondre ? Et de quoi ? De soi, ou de l’autre ? Que se
passerait-il si la réponse se dérobait ou ne surgissait que de son
retrait ? Si le « sans » donnait lieu à la possibilité même de
la réponse : soit comme écoute, respect, retenue — le sans-réponse comme
réponse différée, — soit, au contraire, comme réaction, riposte,
réplique : la réponse forçant la voie, s’imposant — éventuellement
comme religion — pour effacer la dette, le devant-répondre auquel il est
impossible de répondre, et dont peut seul s’acquitter l’impossible
devant-mourir.
Source: MFM, "La Religion de Derrida", 2004.
No comments:
Post a Comment