Wednesday, August 10, 2016

La Religion de l'Autre

  1. La religion de l’autre : à entendre au double sens du génitif, comme avec « l’amour de Dieu ». Il y a d’abord la religion propre à l’autre, et qui n’est pas nécessairement une autre religion ; au contraire, du moins dans une certaine tradition d’intolérance nourrie par toute religion monothéiste et plus particulièrement si celle-ci s’affirme « universelle », l’autre religion aura toujours été perçue comme une menace, voire un scandale à éradiquer au plus vite — dans le meilleur des cas, comme n’étant qu’une religion, pas LA religion (même). Contre cette loi d’exclusion (impliquée par l’antagonisme des deux concepts, « religion » et « autre »), il n’y a qu’un moyen de sauver la religion « de » l’autre (de la sauver du danger qu’est l’autre), c’est de faire de l’autre la source même de « la » religion… La religion de l’altérité, comme si l’altérité pouvait entrer dans « la » religion sans s’altérer elle-même ! (Ici j’ai ajouté un point d’exclamation inaudible comme il y en a si souvent dans les textes de Levinas.)

Le retour du religieux — pour user d’une expression usée, faisant inlassablement retour comme le retour du refoulé — n’aura donc pas manqué de se reproduire dans cela même qui, pourtant, aura tout fait pour lui bloquer la route, à savoir, malgré tout, ce qui s’appelle « penser » ou « philosopher ». Je n’entends pas donner dans un panorama historique qui ne ferait qu’égrener des clichés et des schèmes nécessairement réducteurs et insensibles à ce qu’ils prétendent décrire, à savoir « la différence » qui serait le point commun de tout ce qu’on a appelé les pensées/philosophies de la différence. Une telle histoire aurait décrit une évolution typique de la modernité, à savoir une période (merveilleuse, aventureuse) d’avancées et de percées dans l’inconnu (l’autre), à laquelle succède une période de repli frileux et pour tout dire de réaction. Mais cette réaction prend des tours multiples et paradoxaux, qu’aucune interprétation ne pourra suivre jusqu’au bout : par exemple, expliquer le retour du religieux par l’échec du politique (de la Révolution) n’est pas seulement une simplification outrageante, c’est avant tout un déni de ce qui sans cesse fait retour dans la collusion du théologico-politique. Au reste, tous les processus réactifs sont forcément conditionnés par ce à quoi ils cherchent à réagir : l’islamisme militant ne se conçoit pas sans liens étroits avec la télé-technologie pourtant inconnue du Prophète, et ira ainsi recourir à des avions pour détruire les symboles du monde moderne dégénéré, ou à des chaînes de télévision ou des sites internet pour diffuser ses images médiévales de chiens d’infidèles se faisant décoller la tête. Parler de « martyres » est plus qu’un abus de langage : c’est une ironie qui jette une lumière étrange sur la connivence ou la complicité de la foi, du sacrifice et du témoignage avec son ennemi radical — le mal. « Martyr » est le mot grec pour "témoin". Je cite de mémoire Derrida citant Pascal : « Je ne crois que le témoin qui se fait égorger pour ce qu’il dit… » Mais faut-il donc que le témoin se tue pour être cru ? Un être raisonnable objecterait qu’on peut être certain et avoir tort en même temps. Une telle objection ne porte pourtant qu’à la surface, car la certitude dont se prévaut le croyant ne peut être mesurée à l’aune de la vérité comme correction ou adéquation. Le témoin ne témoigne pas de ce qu’il a raison — le plus souvent, il faudrait même avouer qu’il témoigne de ce qu’il a perdu toute raison, ou de ce qu’aucune raison ne peut soutenir ce qu’il dit, — ; il engage sa parole au-delà de lui-même, jusqu’à l’ultime sacrifice. En tenant sa mort pour rien au regard de la vie qui vaut plus que la vie, le témoin prend à témoin et en otage l’autre, le force à le croire aveuglément, et donc l’engage et l’endette dans cette croyance à la survie, par-delà la vie de l’un comme de l’autre, de la promesse elle-même. Du moment qu’elle s’est promise inconditionnellement, elle suscite comme automatiquement la réponse : croire, c’est répondre à la demande de croire, mais c’est aussi compromettre demande et réponse en les associant dans un lien « juré » soi-disant indissoluble, en fait exposé dès le départ au parjure et à la dissolution. La promesse se compromet en cela même qu’elle doit se partager, se lier avec de ce qui, par définition, exclut pourtant tout rapport (l’autre absolu). En effet, l’idéale communion dans la foi jurée ne peut pas ne pas revenir exclure l’altérité sans laquelle il n’y a pourtant pas de croyance. Le sacrifice finit donc par sacrifier le tout-autre au nom duquel il s’opère.
Un tournant a en effet eu lieu, non seulement dans la phénoménologie, mais même dans ce qu’il est convenu d’appeler la déconstruction. Un tour plus qu’un tournant, un virage qui ne se présente pas comme tel, comme s’il avait un peu honte, une certaine pudeur ou retenue : à force d’identifier l’autre au Bien, voire à Dieu (comme tout-autre), l’autre avec ou sans grand A devient ce dont il était justement infiniment séparé : par exemple, « autrui », qui n’est pas du tout autre ni tout-autre parce qu’il n’est au fond jamais que l’autre du même — retour de l’hégémonie du sujet humain (autrui exclut l’animal aussi bien que les choses, et même le corps). L’autre est brandi comme l’hostie aux mains des bien-pensants qui baptisent sans pudeur « éthique » ce qui ressemble comme deux gouttes d’eau à une morale de catéchisme — chrétienne même si elle se revendique d’une religion autre (juive). Comme concept (et « autre » est d’abord un concept, élaboré par Platon comme le deus ex machina idéal pour sortir de l’impasse ou de l’aporie du Même parménidien), l’autre ne saurait avoir de préséance et surtout ne saurait être doué d’une valeur absolue. Un tout autre au sens d’un absolument (infiniment) autre n’est pas seulement contradictoire avec le caractère nécessairement relationnel du concept d’autre, il est aussi tout autre que ce concept. L’autre, on ne peut qu’y croire. Croire sans jamais pouvoir faire plus : ni voir, ni même toucher. Sans pouvoir faire plus que croire sur parole ; ou mieux encore, sans mot dire. Croire l’autre est en effet une folie, comparable à cette autre folie que dénonçait Paul après sa conversion, l’aveuglement soudain qui le jeta à terre de son cheval. On ne peut pas plus croire en l’autre qu’on ne peut confier le volant à un aveugle — et pourtant, « La venue de l’autre ne peut surgir comme un événement singulier que là où aucune anticipation ne voit venir, là où l’autre et la mort—et le mal radical—peuvent surprendre à tout instant. » (Derrida, Foi & Savoir, p. 30.) Y a-t-il manière plus claire d’affirmer la duplicité radicale liée à la venue de l’autre ? Ce qui la conditionne est son inconditionnelle priorité, elle ne peut être anticipée qu’à être réduite d’avance au même. L’autre ne peut venir (de soi) que si nous fermons en quelque sorte les yeux, ne le ou la voyons pas venir. Or ce qui peut venir, à tout instant, peut faire mal, et même nous tuer. Pourtant, il faut, il faut absolument, accepter que l’autre puisse être le mal ou la mort. C’est une question plus que de vie ou de mort, c’est la condition même de quelque chose comme un événement. Inversement, plus l’autre est rejeté comme un mal, plus il infecte l’intégrité qu’il faut protéger par un anticorps, un remède qui est toujours aussi un poison contre ce même corps : le correcteur scelle l’identité mal = autre. Toutes les pensées de l’altérité pure échouent par le seul fait qu’elles ne font le plus souvent que durcir la même logique identitaire qui triomphe dans la purification (ethnique, par exemple, mais ce n’est qu’un exemple). Il n’y a aucun moyen de savoir a priori si l’autre apporte avec lui ou elle la mort ou la vie. Si, pour se défendre de cette possibilité toujours ouverte — que la venue de l’autre revienne à la mort —, on se protège en barrant à l’avance l’accès à tout autre, en refermant sa porte à tout nouveau venu parce qu’inconnu, on s’enferme alors chez soi et entre soi, assuré de n’avoir à faire qu’avec ses semblables. Mais l’autre refoulé fait toujours retour, depuis là où on ne l’attendait ni ne l’entendait venir. Les effets de cette obsession sécuritaire ne sont que trop patents : à quel point en voulant rendre le monde plus sûr (safer, plus sauf), on le transforme en un endroit de plus en plus dangereux, c’est ce qu’il n’y a même plus besoin de démontrer depuis la guerre en Irak. Mais comme « l’essentiel pour la foi consiste à croire à des choses pour lesquelles il n’y a pas de preuve empirique »…

Les détails varient mais voici l’essentiel de ce qui, d’après moi, est arrivé. George W. Bush qui s’était saoulé dans une soirée, a gravement insulté un ami de sa mère. George, le père, et Barbara se sont mis en colère. On a dit qu’il fallait faire quelque chose. George, le père, alors vice-président, a téléphoné à son ami Billy Graham [pasteur évangélique] qui est venu à la propriété et a passé plusieurs jours avec George W. Il y a eu des échanges profonds lors de promenades sur la plage. George W. a vécu une renaissance. Il s’est arrêté de boire, il a assisté à des classes d’étude de la Bible et a pris à bras-le-corps des questions de foi fervente. Un homme qui était perdu fut sauvé.[1]

La religion? Réponse : « La religion, c’est la réponse. » (Foi & Savoir, p. 44.) Reste sans réponse : en quoi faut-il répondre ? Et de quoi ? De soi, ou de l’autre ? Que se passerait-il si la réponse se dérobait ou ne surgissait que de son retrait ? Si le « sans » donnait lieu à la possibilité même de la réponse : soit comme écoute, respect, retenue — le sans-réponse comme réponse différée, — soit, au contraire, comme réaction, riposte, réplique : la réponse forçant la voie, s’imposant — éventuellement comme religion — pour effacer la dette, le devant-répondre auquel il est impossible de répondre, et dont peut seul s’acquitter l’impossible devant-mourir.

Source: MFM, "La Religion de Derrida", 2004.








[1] Suskind, ibid. Le “virage vers le salut” est daté de 1985, au 39ème anniversaire de George W. 

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