Se déploie partout toute une mythologie
scientiste : que la Machine va directement lire l’image rétinienne de
chacun et en tirer toutes les conclusions sur nos intentions.
Haptique-optique : fumisterie. Personne ne peut lire dans la tête de
l’autre, a fortiori pas une machine
qui ne peut voir que ce qu’elle connaît, c’est-à-dire a déjà reconnu. Ou bien
elle verra que je vois mal, environ seize heures par jour, comme les galériens
dans le texte de Hugo que j’ai encore une fois démoli, cette fois en appelant à
l’aide Foucault dénonçant le « grand enfermement » qui date bien de
l’époque de Descartes : la Raison enferme la folie pour qu’elle soit
exempte de tout dérangement, parfaite et omnipuissante - un vrai Dieu. Sans
voir la folie de cette Raison qui a toujours raison de tout, même de
la-vie-la-mort, pour parler comme Derrida qui n’aimerait pour rien au monde
revenir dans le monde qu’il a quitté, juste à temps, on dirait bien. C’est un
monde totalement factice.
« It’s a fact », claironnent-ils avec cette autorité
impayable que prête illusoirement l’évidence
– cela même que tous les philosophes sérieux, de Platon à Heidegger – mais il
faut commencer par Héraclite – ont tenu pour l’ennemi mortel de toute pensée. Même l’évidence telle que
Descartes la pense n’a rien d’évident, surtout à son époque où l’on tenait les
salades théologiques pour des évidences indiscutables. Si quelqu’un
pouvait lire dans ma rétine ce que je pense, au moment même où je le pense, ce
serait une pensée rétinienne, ce que Duchamp voulait bannir de l’art. Même
une image a toujours rapport à autre
chose, qu’il s’agit d’imaginer, c’est-à-dire concevoir et représenter en
même temps ; imaginer consiste à faire cette synthèse spatio-temporelle
alors que la rétine ne connaît pas le temps – le supprime – n’est jamais en
retard ou en avance. Toucher et vue se passent du temps – c’est pourquoi
ils se suppléent si facilement l’un l’autre.
Tuesday, October 16, 2018
Préambule (esquisse)
Préambule
Rire : Démocrite, se moquant du
« monde » ; pleurs : Héraclite, déplorant la stupidité du
genre humain[1]. Ce sont
des postures assez voisines, selon la loi des contraires qui s’échangent sans
cesse. Il n’est donc pas exclu qu’Héraclite se soit moqué de ses concitoyens et
de ses « confrères »[2].
Tenait-il donc tant à rester, comme la physis, « caché », alors même
que chacun pouvait aller le voir, et même venait de loin rien que pour
cela ? Se faisait-il ainsi désirer ? En tout cas, il ne donne nulle
part d’indications quant à la « méthode » à suivre – quel chemin
prendre pour « arriver » là où lui seul semble parvenu. A moins que
nous (Modernes, depuis le Discours de la
Méthode) ne puissions plus comprendre ce qu’un fragment dit en toute
clarté : que ce qu’il y a à trouver ne se situe pas au bout du chemin, mais chemin
faisant. Il n’y a donc pas de chemin déjà
là, qu’on puisse suivre tranquillement, assuré d’arriver au bout. Il n’y a pas
d’initiés ni d’initiation, il n’y a que des orientations et des
désorientations, qui se conjuguent et se contrarient selon le temps.
5
J’efface tout un passage sur les initiés
(des Mystères) parmi lesquels il est d’usage de ranger Héraclite ; ce qui
n’a probablement pas plus d’importance que son sang royal : un simple rite
imposé par les circonstances, toujours secondaires au regard des questions
fondamentales : y a-t-il une initiation au sophon ? Si celui-ci est dit « séparé de tous », le
penseur n’est pas plus avancé qu’un autre quidam ; autrement, il devrait
s’identifier à cette « sagesse », et cesser par là d’être un homme
parmi les autres. Même le « meilleur » n’est que le meilleur des hommes. Il faut donc pour accéder au
sophon se départir de toute humanité ?
Est-ce seulement possible – sans parler de désirable ? Aussi bien
Héraclite ne propose-t-il aucune déshumanisation, mais son logos exige, pour
être entendu, de cesser de prendre l’humanité (le genre humain) pour une
évidence déjà acquise et surtout pour le centre
de l’univers. L’anthropocentrisme, voilà l’ennemi à combattre. A quoi bon, par
exemple, faire passer les hommes pour des Immortels alors que les seuls
considérés tels (par les mortels) sont morts depuis des lustres ? Seul le
feu « toujours vif » peut les rendre, un temps forcément limité,
immortels : ils rayonnent alors, mais ce qui les fait rayonner ne peut
être approprié par aucun, pas même Héraclite – qui finit sa vie misérablement et
non dans une mise en scène soigneusement agencée, comme firent Empédocle en se
jetant dans le volcan (mais laissant ses sandales d’or au bord) ou Socrate en
avalant la cigüe A la fin, c’est
toujours misérable ; que la mort soit héroïque ou lâche ne changera rien à
la nécessité de dissimuler, brûler ou enterrer le corps livré à la
décomposition.
Tout cela pour insister sur ce neutre, to sophon, auquel ni masculin ni féminin
ne peuvent s’identifier. La « sagesse » consisterait plutôt à s’en
écarter, comme si c’était une folie dangereuse. Ce que c’est, peut-être, mais
aux yeux de qui ? Des « autres hommes » qui ne peuvent même pas
soupçonner l’étendue de leur incompréhension ?
En principe, sagesse se traduit par
modération : un juste milieu entre les extrêmes… alors qu’il en va tout
différemment avec « ce » logos qui non seulement ne cherche pas à
réduire les extrêmes, mais les aime au point de les dire mêmes. Et pourtant il dénonce aussitôt les excès (l’hybris), qu’il
faut éteindre plus encore qu’un incendie, toute démesure consistant justement à
perdre la mesure de l’ensemble, en n’allant qu’à un seul bout du spectre: chaud/froid, haut/bas, droite/gauche. Ce
qu’il y a, c’est qu’il n’y a pas de moyen-terme, comme inventera la dialectique :
ni médiation, ni même négation : tout en un, un en tout, sans que cet
« en » désigne aucun intérieur. L’Un n’est pas le contenant, le Tout
pas le contenu.
S’il y a des extrêmes, c’est comme les
points diamétralement opposés d’un cercle, où l’on peut toujours intervertir
les points de départ ou d’arrivée sans dommage pour l’essentiel : la
circulation universelle. Laquelle n’est elle-même qu’un effet du logos qui a
embrassé l’ensemble, et pour cela a dû s’en soustraire. Toujours la même logique :
les contraires sont tous relatifs à
un absolu sans contraire. Du coup,
c’est le « sans » qui gouverne la logique exactement comme la
Raison est elle-même sans raison[3].
Sa phrase suit une ligne droite et courbe
à la fois, mais la prévalence du feu indique la verticale comme mesure de tout
horizon. Or la foudre est « à double tranchant ».
Héraclite ne pense pas
géométriquement ; ce qui lui importe, c’est de respecter les limites
naturelles (la course du soleil, par exemple) tout en sachant que la psyché
n’en a pas, « tant est profond son logos », terme qu’on ne peut
évidemment pas traduire ici par « discours », pas plus que la psyché
n’est vraiment l’âme – surtout telle qu’elle a été platonisée puis
christianisée. Le logos de la psyché est tout simplement infini, en quoi Héraclite reste redevable à Anaximandre, le premier
des penseurs grecs. Mais le terme ἂπειρον est un privatif, comme ἀλήθεια traduit
par « vérité ». Etre sans
limites, ce n’est pas forcément « être », s’il faut justement des
limites bien claires à tout ce qui est
(apparaît ou disparaît). Donc il se peut que la psyché soit née informe, ou
même qu’elle ne soit pas encore née,
en attente de sa venue au Jour. Mais « en » elle, il y a (ou il veille)
une puissance sans limites et pourtant non
naturelle (dire « la parole » ne dit rien qu’une parole en
l’air) : l’accord (ou le désaccord) possible avec tout. La psyché est
« en quelque sorte », dira Aristote, presque gêné, « tout ce qui
est ». En quelque sorte, c’est-à-dire dans un autre sens qu’être tel ou
tel être déterminé (un arbre ou une fleur
ou un être humain). Ou bien, traduit par Hegel, c’est « l’universel concret »: pas abstrait d’un tout
qui lui préexisterait, et auquel elle ne ferait qu’appartenir comme une simple
partie.
(Juste un mot pour dire que ça ressemble
de plus en plus à du Hegel, mais sans médiations, sans échelles ou échafaudages
et tout le saint-frusquin du Système de la Science que Hegel s’est donné un mal
de chien pour construire, alors qu’il lui suffisait de « traduire »
Héraclite. Sauf que ça a dû heurter son sens bien germanique de l’organisation.
Effectivement, l’harmonie (l’accord) n’est pas une affaire d’organisation, pas
plus qu’on n’y trouve des « organismes ». L’organon est venu tout
droit d’Aristote avec ses fatales catégories,
qui n’ont pas bougé fondamentalement même avec la réorganisation « critique »
de Kant. Par exemple, celle de « substance », même temporalisée en
« sujet historique » par Hegel. )
Wednesday, October 10, 2018
Le peu d'or qui se trouve à force de remuer des montagnes
Jamais deux sans trois: pour faire bref (personne n'ayant le temps de chercher ce qui ne se trouve pas sur Internet), voici le fragment sur l'or; il faudrait y ajouter celui sur l'argent et l'économie, mais une autre fois.
DK B22, M10. Clément, Stromates,
IV, 2, 4, 2.
χρυσὸν οἱ διζήμενοι, γῆν πολλὴν
ὁρύσσουσι καὶ εὑρίσκουσιν ὀλίγον.
« Ceux qui
cherchent de l’or remuent beaucoup de terre et en trouvent peu. ».
S'attendre à tout le contraire (Héraclite encore)
Puisque j'ai évoqué le fragment sur "l'attente" dans mon commentaire précédent sur "la recherche", autant le citer en entier tel qu'il est dans mes Fragments du Même toujours en chantier:
-->
DK B18, M 11. Clément, Stromates, II, 17, 4.
ἐὰν μὴ ἒλπηται ἀνέλπιστον οὐκ ἐξευρήσει, ἀνεξερεύνετον ἐὸν καὶ ἂπορον.
« Si tu ne
t'attends pas à être contrarié dans tes attentes, tu ne découvriras rien, étant donné que ce n'est pas cuit d'avance et sans apories majeures. »
Saisir la rythmique de la phrase : double négation,
deux fois sur un mode différent, d’abord un μὴ adapté à la nature virtuelle de l’attente, ensuite une
négation simple puisque portant sur la découverte actuelle ; pour aboutir
à une double affirmation mais de termes négatifs (privatifs). Le fragment
énonce une seule chose, simple et difficile à la fois : la condition pour
trouver, c’est de s’attendre à être contrarié dans toutes ses attentes ;
ce qui ne veut pas dire que la recherche soit désespérée - il n’y a pas
vraiment de place pour l’espoir ou le désespoir dans la manière de penser des
Grecs. Ou alors, comme dans le mythe de la boîte de Pandore, il est perçu comme
un fléau terrible, qui engendre – forcément
– le désespoir et la ruine. Espoir introduit une notion morale et même
religieuse : une croyance au progrès, ou au moins, une sortie du
désespoir.
Le fragment pose à l’horizon de la recherche un point
inaccessible mais, dans un langage kantien, régulateur : ἂπορον nomme bien
la difficulté de trouver par où passer,
là où il n’y a pas de passage déjà marqué, pas de passerelle. ἀνεξερεύνετον n’est pas ici le complément du verbe « trouver » (ἐξευρήσει), mais son attribut. Le verbe reste intransitif. Ce qu’il faut trouver,
c’est un chemin pour parvenir à « la chose », laquelle reste de
l’ordre d’une aporie. Celle-ci ne se révèle pas tant dans l’impossibilité
d’aller au-delà de la limite que dans celle de la trouver. L’aporie n’est pas une impasse dont on ne pourrait jamais sortir ; c’est
plutôt une situation difficile, dont on ne se sort que difficilement parce que les
voies, les chemins de traverse ne se trouvent pas en vue ; il faut les
trouver d’abord. C’est
un peu ce que redira Descartes avec son
Discours de la Méthode : la méthode (le chemin qui va au-delà de tous les chemins battus) compte plus que toute découverte
faite au hasard.
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