Héraclite n’aura pratiquement rien dit sur ce
qu’on a longtemps tenu pour le titre de son Livre : "Au Tour de Physis." Rien d’autre
que ce fragment qu'on place à la fin : « φύσις aime se
cacher ». Pas par pudeur, tout de même ? Comme Artémis ? Et donc
elle se cacherait pour de bonnes raisons : pour échapper aux mains des
hommes. Les savants ne se comportent pas mieux que les chasseurs de jadis. La
seule différence, c’est qu’ils n’en font pas une consommation immédiate, mais
la font travailler à satisfaire leurs besoins, jusqu’à la faire crever. La
raison pure, dénuée de toute arrière-pensée et désintéressée comme elle devrait
l’être pour juger d’une œuvre d’art, n’est, dès lors qu’il s’agit de Physis,
qu’une invention des philosophes ayant prétendu aller plus loin qu’Héraclite et
supposer une οὐσία – une
propriété, une essence – à la φύσις. Pour Héraclite, elle n’est pas d’abord à connaître, surtout au sens d’un objet déterminé dans un
horizon de visée, mais à entendre/comprendre. Cachée, la Physis ne l’est
pas pour garder ses secrets à l’abri de toute connaissance. Elle l’est parce
qu’elle aime ça. C’est la seule
occurrence du verbe, et du même coup vient une autre lumière sur le surnom
d’Héraclite: l’Obscur, comme l’aime la Physis?
Tuesday, December 6, 2016
Monday, December 5, 2016
Le Temps
C’est lui qui se laisse ou non
habiter, lui qui fait partager son propre vide. Il peut toujours se découper en
autant de tranches ou de morceaux qu’on veut, mais il demeure un dès lors qu’il
n’est plus le temps de faire ceci ou cela. Brusquement, si l’on est habitué au
découpage régulier – un emploi du temps – l’interruption fait percevoir le
temps pur comme ne passant plus et donc comme un temps mort. Seul le mouvement
opère, et c’est un mouvement spatial avec une direction, un d’où et un vers-où,
qui représente l’image courante du temps. Je ne fais ici que reprendre en
simplifiant ce que dit Platon d’abord, parlant dans le Timée (37d) du temps comme « image mobile de
l’éternité » (μένοντος αἰῶνος εἰκὼν χρόνος).
Ou plus exactement, si l’on veut éviter la christianisation rampante, « de
ce qui vit toujours », et là je retraduis Platon en le feu d’Héraclite,
son premier maître à penser. Mais c’est aussi ce que nous appelons communément
« l’existence ». Seul ce qui se transforme dure et repose en soi. Se
transformer en existence « à jamais », voilà exactement tout ce dont
il s’agit avec l’existence (αἰών, différent de χρόνος
toujours occupé à dévorer ses enfants, alors que l’existence ne se soucie que
de durer, μένειν). Ce temps-là est celui qui se joue sans cesse, l'éternel enfant souverain du rien.
Sunday, December 4, 2016
Epaves
Pourquoi chercher à piller les épaves, et
pour en tirer quoi : quelque pépite qui nous donnerait l’illusion que
« tout est perdu, fors l’honneur » ? L’honneur d’avoir contribué
à la destruction de cette terre qui nous a supportés tant que notre folie ne s’était
pas mondialisée ? Peut-être ces questions viennent-elles trop tard.
Non seulement les hommes sont trop las ou lâches pour chercher les réponses,
mais celles-ci viendraient aussi trop tard. Nul ne désire se compliquer la vie
inutilement. Mais la prendre comme elle vient. A condition qu’elle vienne
encore, c’est-à-dire qu’elle ait un avenir sur cette terre. Or, cela, qui peut
l’affirmer en toute certitude – et ne me répondez surtout pas : Dieu, ou
la science, ou n’importe quel autre bazar auquel on devrait faire aveuglément
confiance.
Il faudrait au moins un dieu pour nous
guider sur ces sentiers âpres – vers quoi ou qui nous tourner ? Il est
bien trop tard pour ne serait-ce qu’envisager un « autre
commencement ». Mythe délétère, l’Occident étant bien le temps de l’occis,
de l’oxydation, « le cancer de la vie », comme jeune je l’appelais.
L’avenir s’est toujours présenté sous la forme du « NO FUTURE ».
Quant au présent, Mallarmé a déjà tout dit : « Il n’est pas de
Présent » faute de tout. Cela consonait avec l’exigence d’être
« absolument moderne », sans rien avoir devant ni derrière soi
qu’« un horrible arbrisseau ». (Rimbaud). En route donc. Mais on est vite las
d’avancer sans rien rencontrer de neuf ou même d’autre : le neuf
comme l’étranger sont monnaie courante et n’ont d’ailleurs pratiquement rien de
neuf ni d’étranger. On découvre pour finir qu’il y a moins d’indécidable que de
décisions perdues, trahies, vendues. Ne serait-ce que pour se gagner les
faveurs du public, mot devenu plus obscène que les parties dites privées. Quant
au privé, justement, c’est un mensonge sur tous les plans puisque ça concerne
les nantis, privés de rien, ignorant même le sens de la privation, ce sixième
sens qui est peut-être le seul à faire voir ou toucher ou sentir la vérité nue.
Saturday, December 3, 2016
Science sans conscience
1. Plus néfaste encore serait la voie du repli conservateur. A quoi bon conserver ce qui n’a plus la
force de vivre ? On verra bien : c’est tout vu. Déjà vu, ressassé à
la nausée : l’impuissance à rien changer à l’état du monde, qui n’arrête
pas de changer parce qu’au fond il n’y en a pas, d’état – juste un équilibre de
plus en plus menacé de forces agissant en sens contraires.
2. Le
marché ne se passe qu’au prix de la vie dont la valeur ne cesse de baisser,
à mesure que le niveau de vie s’installe comme universelle
démesure. Et ce n’est plus juste une affaire de conscience. On peut savoir
comment faire, mais qui osera dire comment penser ? Déjà quoi penser n’importe plus – et si c’est
à faire, il n’y a plus lieu d’y penser. Inversement, penser appelle à suspendre
toute action. Heidegger a voulu refermer la blessure en donnant penser comme
l’agir à proprement parler, ce qui est déjà avouer la métaphore à la base.
3. Penser agit mais
en suspendant tout agir pour d’abord voir ce dont il s’agit.
4. Science sans conscience n’est que ruine de l’âme, écrivait Rabelais. Quatre siècles plus tard, il
n’y a même plus trace de ruine.
Friday, December 2, 2016
La discordance des temps
1. Rire : Démocrite, se moquant du « monde » ; pleurs : Héraclite,
déplorant la stupidité du genre humain[1].
Ce sont des postures assez voisines, selon la loi des contraires qui
s’échangent sans cesse. Il n’est donc pas exclu qu’Héraclite se soit moqué de
ses concitoyens et de ses « confrères »[2].
Tenait-il donc tant à rester, comme la physis, « caché », alors même
que chacun pouvait aller le voir, et même venait de loin rien que pour
cela ? Se faisait-il ainsi désirer ? En tout cas, il ne donne nulle part
d’indications quant à la méthode à suivre – quel chemin prendre pour
« arriver » là où lui seul est parvenu. A moins que nous (Modernes,
depuis le Discours de la Méthode) ne
puissions plus comprendre ce qu’un fragment dit en toute clarté : que ce
qu’il y a à trouver ne se situe pas au
bout du chemin, mais chemin faisant.
Il n’y a donc pas de chemin déjà là,
qu’on puisse suivre tranquillement, assuré d’arriver (au moins quelque part).
Il n’y a pas d’initiés ni d’initiation, il n’y a que des orientations et des
désorientations, qui se conjuguent et se contrarient selon le temps.
2. Héraclite faisait-il partie des « initiés » aux mystères ? Sans doute, mais cela n’a pas plus
d’importance que sa naissance d’un sang royal et amazone. C’est un simple rite d’appartenance mais y
a-t-il une initiation au sophon ?
S’il est dit séparé de tous, le penseur n’est pas plus avancé qu’un autre
quidam ; autrement, il devrait s’identifier à cette sagesse, et cesser par
là d’être un homme parmi les autres. Même le meilleur n’est que le meilleur des hommes. Il faut donc, pour accéder à
cette sagesse se départir de toute humanité ? Est-ce seulement possible –
sans parler de désirable ? Aussi bien Héraclite ne propose-t-il aucune
déshumanisation, mais son logos exige, pour être entendu, de cesser de prendre
l’humanité (le genre humain) pour une évidence et surtout pour le centre de l’univers. L’anthropocentrisme,
voilà l’ennemi à combattre. Seul le feu « toujours vif » peut rendre
les mortels immortels, un temps forcément limité ; ils rayonnent alors,
mais ce qui les fait rayonner ne peut être approprié par aucun, pas même
Héraclite – qui finit sa vie misérablement et non dans une mise en scène
soigneusement agencée, comme firent Empédocle en se jetant dans le volcan (mais
laissant ses sandales d’or au bord) ou Socrate en avalant la cigüe. A la fin,
c’est toujours misérable ; que la mort soit héroïque ou lâche ne changera
rien à la nécessité de dissimuler, brûler ou enterrer le corps livré à la
décomposition. Tout cela pour insister sur ce neutre, to sophon, auquel ni masculin ni féminin ne peuvent s’identifier.
La « sagesse » serait plutôt de s’en écarter – comme si c’était une
folie dangereuse. Ce que c’est, peut-être, mais aux yeux de qui ? Des
« autres hommes » qui ne peuvent même pas soupçonner l’étendue de
leur incompréhension ?
3. En principe, la sagesse se traduit par la modération : un juste milieu entre les extrêmes, alors
qu’il en va tout différemment avec « ce » logos qui non seulement ne
cherche pas à réduire les extrêmes, mais les aime au point de les dire mêmes. Et pourtant il dénonce les excès,
qu’il faut éteindre plus encore qu’un incendie, toute démesure consistant
justement à perdre la mesure de l’ensemble, en n’allant qu’à un seul bout du spectre: chaud/froid,
haut/bas, droite/gauche. Il n’y a pas de moyen-terme, comme inventera la
dialectique : ni médiation, ni même négation : tout en un, un en
tout, sans que cet « en » désigne aucun intérieur. L’Un n’est pas le
contenant, le Tout pas le contenu. S’il
y a des extrêmes, c’est comme les points diamétralement opposés d’un cercle, où
l’on peut toujours intervertir les points de départ ou d’arrivée sans
dommage pour l’essentiel : la circulation universelle. Laquelle n’est
elle-même qu’un effet du logos qui a embrassé l’ensemble, et pour cela a dû
s’en soustraire. Toujours la même logique : les contraires sont tous relatifs à un absolu sans contraire. Du coup, c’est le
« sans » qui gouverne la logique exactement comme la Raison est
elle-même sans raison[3].
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