Friday, December 2, 2016

La discordance des temps

1. Rire : Démocrite, se moquant du « monde » ; pleurs : Héraclite, déplorant la stupidité du genre humain[1]. Ce sont des postures assez voisines, selon la loi des contraires qui s’échangent sans cesse. Il n’est donc pas exclu qu’Héraclite se soit moqué de ses concitoyens et de ses « confrères »[2]. Tenait-il donc tant à rester, comme la physis, « caché », alors même que chacun pouvait aller le voir, et même venait de loin rien que pour cela ? Se faisait-il ainsi désirer ? En tout cas, il ne donne nulle part d’indications quant à la méthode à suivre – quel chemin prendre pour « arriver » là où lui seul est parvenu. A moins que nous (Modernes, depuis le Discours de la Méthode) ne puissions plus comprendre ce qu’un fragment dit en toute clarté : que ce qu’il y a à trouver ne se situe pas au bout du chemin, mais chemin faisant. Il n’y a donc pas de chemin déjà là, qu’on puisse suivre tranquillement, assuré d’arriver (au moins quelque part). Il n’y a pas d’initiés ni d’initiation, il n’y a que des orientations et des désorientations, qui se conjuguent et se contrarient selon le temps.

2. Héraclite faisait-il partie des « initiés » aux mystères ? Sans doute, mais cela n’a pas plus d’importance que sa naissance d’un sang royal et amazone.  C’est un simple rite d’appartenance mais y a-t-il une initiation au sophon ? S’il est dit séparé de tous, le penseur n’est pas plus avancé qu’un autre quidam ; autrement, il devrait s’identifier à cette sagesse, et cesser par là d’être un homme parmi les autres. Même le meilleur n’est que le meilleur des hommes. Il faut donc, pour accéder à cette sagesse se départir de toute humanité ? Est-ce seulement possible – sans parler de désirable ? Aussi bien Héraclite ne propose-t-il aucune déshumanisation, mais son logos exige, pour être entendu, de cesser de prendre l’humanité (le genre humain) pour une évidence et surtout pour le centre de l’univers. L’anthropocentrisme, voilà l’ennemi à combattre. Seul le feu « toujours vif » peut rendre les mortels immortels, un temps forcément limité ; ils rayonnent alors, mais ce qui les fait rayonner ne peut être approprié par aucun, pas même Héraclite – qui finit sa vie misérablement et non dans une mise en scène soigneusement agencée, comme firent Empédocle en se jetant dans le volcan (mais laissant ses sandales d’or au bord) ou Socrate en avalant la cigüe. A la fin, c’est toujours misérable ; que la mort soit héroïque ou lâche ne changera rien à la nécessité de dissimuler, brûler ou enterrer le corps livré à la décomposition. Tout cela pour insister sur ce neutre, to sophon, auquel ni masculin ni féminin ne peuvent s’identifier. La « sagesse » serait plutôt de s’en écarter – comme si c’était une folie dangereuse. Ce que c’est, peut-être, mais aux yeux de qui ? Des « autres hommes » qui ne peuvent même pas soupçonner l’étendue de leur incompréhension ? 

3. En principe, la sagesse se traduit par la modération : un juste milieu entre les extrêmes, alors qu’il en va tout différemment avec « ce » logos qui non seulement ne cherche pas à réduire les extrêmes, mais les aime au point de les dire mêmes. Et pourtant il dénonce les excès, qu’il faut éteindre plus encore qu’un incendie, toute démesure consistant justement à perdre la mesure de l’ensemble, en n’allant qu’à un seul bout du spectre: chaud/froid, haut/bas, droite/gauche. Il n’y a pas de moyen-terme, comme inventera la dialectique : ni médiation, ni même négation : tout en un, un en tout, sans que cet « en » désigne aucun intérieur. L’Un n’est pas le contenant, le Tout pas le contenu.  S’il y a des extrêmes, c’est comme les points diamétralement opposés d’un cercle, où l’on peut toujours intervertir les points de départ ou d’arrivée sans dommage pour l’essentiel : la circulation universelle. Laquelle n’est elle-même qu’un effet du logos qui a embrassé l’ensemble, et pour cela a dû s’en soustraire. Toujours la même logique : les contraires sont tous relatifs à un absolu sans contraire. Du coup, c’est le « sans » qui gouverne la  logique exactement comme la Raison est elle-même sans raison[3].



[1] Cliché datant du Moyen-Age, époque où nul ne lisait plus les Grecs (au moins, en grec).
[2] De quelle famille les penseurs pourraient-ils faire partie ?
[3] Voir Heidegger, Le Principe de raison.

No comments:

Post a Comment