1. Rire : Démocrite, se moquant du « monde » ; pleurs : Héraclite,
déplorant la stupidité du genre humain[1].
Ce sont des postures assez voisines, selon la loi des contraires qui
s’échangent sans cesse. Il n’est donc pas exclu qu’Héraclite se soit moqué de
ses concitoyens et de ses « confrères »[2].
Tenait-il donc tant à rester, comme la physis, « caché », alors même
que chacun pouvait aller le voir, et même venait de loin rien que pour
cela ? Se faisait-il ainsi désirer ? En tout cas, il ne donne nulle part
d’indications quant à la méthode à suivre – quel chemin prendre pour
« arriver » là où lui seul est parvenu. A moins que nous (Modernes,
depuis le Discours de la Méthode) ne
puissions plus comprendre ce qu’un fragment dit en toute clarté : que ce
qu’il y a à trouver ne se situe pas au
bout du chemin, mais chemin faisant.
Il n’y a donc pas de chemin déjà là,
qu’on puisse suivre tranquillement, assuré d’arriver (au moins quelque part).
Il n’y a pas d’initiés ni d’initiation, il n’y a que des orientations et des
désorientations, qui se conjuguent et se contrarient selon le temps.
2. Héraclite faisait-il partie des « initiés » aux mystères ? Sans doute, mais cela n’a pas plus
d’importance que sa naissance d’un sang royal et amazone. C’est un simple rite d’appartenance mais y
a-t-il une initiation au sophon ?
S’il est dit séparé de tous, le penseur n’est pas plus avancé qu’un autre
quidam ; autrement, il devrait s’identifier à cette sagesse, et cesser par
là d’être un homme parmi les autres. Même le meilleur n’est que le meilleur des hommes. Il faut donc, pour accéder à
cette sagesse se départir de toute humanité ? Est-ce seulement possible –
sans parler de désirable ? Aussi bien Héraclite ne propose-t-il aucune
déshumanisation, mais son logos exige, pour être entendu, de cesser de prendre
l’humanité (le genre humain) pour une évidence et surtout pour le centre de l’univers. L’anthropocentrisme,
voilà l’ennemi à combattre. Seul le feu « toujours vif » peut rendre
les mortels immortels, un temps forcément limité ; ils rayonnent alors,
mais ce qui les fait rayonner ne peut être approprié par aucun, pas même
Héraclite – qui finit sa vie misérablement et non dans une mise en scène
soigneusement agencée, comme firent Empédocle en se jetant dans le volcan (mais
laissant ses sandales d’or au bord) ou Socrate en avalant la cigüe. A la fin,
c’est toujours misérable ; que la mort soit héroïque ou lâche ne changera
rien à la nécessité de dissimuler, brûler ou enterrer le corps livré à la
décomposition. Tout cela pour insister sur ce neutre, to sophon, auquel ni masculin ni féminin ne peuvent s’identifier.
La « sagesse » serait plutôt de s’en écarter – comme si c’était une
folie dangereuse. Ce que c’est, peut-être, mais aux yeux de qui ? Des
« autres hommes » qui ne peuvent même pas soupçonner l’étendue de
leur incompréhension ?
3. En principe, la sagesse se traduit par la modération : un juste milieu entre les extrêmes, alors
qu’il en va tout différemment avec « ce » logos qui non seulement ne
cherche pas à réduire les extrêmes, mais les aime au point de les dire mêmes. Et pourtant il dénonce les excès,
qu’il faut éteindre plus encore qu’un incendie, toute démesure consistant
justement à perdre la mesure de l’ensemble, en n’allant qu’à un seul bout du spectre: chaud/froid,
haut/bas, droite/gauche. Il n’y a pas de moyen-terme, comme inventera la
dialectique : ni médiation, ni même négation : tout en un, un en
tout, sans que cet « en » désigne aucun intérieur. L’Un n’est pas le
contenant, le Tout pas le contenu. S’il
y a des extrêmes, c’est comme les points diamétralement opposés d’un cercle, où
l’on peut toujours intervertir les points de départ ou d’arrivée sans
dommage pour l’essentiel : la circulation universelle. Laquelle n’est
elle-même qu’un effet du logos qui a embrassé l’ensemble, et pour cela a dû
s’en soustraire. Toujours la même logique : les contraires sont tous relatifs à un absolu sans contraire. Du coup, c’est le
« sans » qui gouverne la logique exactement comme la Raison est
elle-même sans raison[3].
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