Le Livre des Morts a été expressément conçu pour faire le deuil de Derrida, aussi bien de l’homme (désigné par son nom propre) que de la « déconstruction » qui restera toujours à la place de Derrida, jamais à celle du Mort ; au fond, il a « débouché » sur tout autre « chose », et encore autre que cet Autre partout invoqué et jamais accepté (« comme tel »). Le Livre a montré notamment (même s’il n’a jamais eu pour but de démontrer quoi que ce soit) que, s’il n’y a absolument rien d’indéconstructible, peut-être cela laisse-t-il le Dasein hors de ce compte, au moins le Dasein pur & a priori, et non celui qui se comprend à partir des choses « dans » le monde. « La » déconstruction fonctionne de manière aussi irresponsable que toute métaphysique. Par exemple, sur « la mort », c’est-à-dire le Dasein comme pouvoir être rapport « à » sa propre « fin », Derrida a bien déconstruit le lieu commun (de l’On meurt, pas moi) en s’aidant d’ailleurs plus de Blanchot que de Heidegger, mais il l’a relevé, pour reprendre sa traduction du verbe spéculatif aufheben, en inversant les termes de l’équation : or non, je dis, chaque fois, chaque mort n’est pas la fin du monde, car sinon il y aurait autant de mondes que d’existants, et du coup plus de monde, si par monde on s’entend sur une définition commune : le monde comme l’en-commun de l’existence même (comme co-existence, Mitdasein). La mort de Derrida ne devrait donc rien changer à l’entreprise qu’il a « fondée », or partout nous voyons que « la » déconstruction semble aller à la dérive, à vau-l’eau disait justement Jean-Luc Nancy qui ne s’est pourtant pas privé de pondre un second volume de sa « Déconstruction du christianisme », dont le sous-titre montre à quel point ce mot tant usé et abusé peut aller jusqu’à dire le contraire exact de ce qui s’entendait communément jusqu’alors : l’Adoration, je lis, et n’en crois pas mes yeux, pardon si je suis comme Thomas, il me faut toucher la peau de l’Adoré(e) avant d’y croire, mais forcément si j’y touche, je ne pourrai plus jamais l’adorer…
Derrida s’est-il voué à l’adoration (de ses « fidèles »), en prévision d’une canonisation qui n’aura jamais lieu, c’est ce que j’ai toujours soupçonné, la figure du Juste, du Saint ou du Sage, dans n’importe quelle tradition monothéiste, ayant fatalement tenté tout philosophe digne de ce nom, et ce n’est donc pas de cela qu’il va s’agir. La religion, un mot qu’il a déconstruit avec une patience et une minutie exemplaires, n’a jamais été la question première de la philosophie « première », pour reprendre le bon vieil Aristote qui ne s’était pas encore rendu compte qu’il était l’inventeur de la « métaphysique ». Philosophie première parce que s’enquérant de ce qui vient en premier, en tête, commandant tout ce qui ne fera que suivre. La question porte sur le sens de « être », et à ce titre on rencontre aussi cet « être » qu’on nomme communément (car c’est un nom commun) « Dieu », qui par définition ne saurait faire question ; seul le Dasein peut questionner et donc être mis en question. Mais Dasein, voilà un mot que Derrida n’employait guère, et pas seulement parce qu’il est tenu, à juste titre me semble-t-il maintenant, pour intraduisible, dès lors que Heidegger en a proposé sa traduction en « un français impossible » (être le-là et non juste être-là comme on faisait avec Hegel par exemple). A fortiori ma création vous semblera-t-elle encore plus impossible, « Derridasein » c’est un monstre jamais vu, égal à la Chimère d’Aristote, un être du troisième genre ou du genre impossible, hors-genre ou transgénérique exactement comme le Dasein qui n’est au neutre que pour éviter justement de dire « l’homme » (incluant bien sûr la femme, puisqu’elle n’est qu’un appendice nécessaire à la reproduction du genre — forcément humain = hommain). Dasein est unique, absolument singulier en ce qu’il ne peut, tout du moins en son être, être remplacé par aucun autre. C’est la donnée de base, trop souvent oubliée de nos jours où seul le nombre, hoi polloi comme disaient les premiers philosophes, à commencer par Héraclite, compte. Et à ce compte l’ en to sofon restera à jamais inaccessible, même s’il venait à être traduit (interprété, joué) tel que Héraclite l’entendait. On peut bien compter les morts (par exemple 4,400 « casualties » parmi les troupes US pour la guerre d’Irak qui aura duré 7 ans, presque deux fois plus que la Grande Guerre, qui affiche un bilan en millions et non milliers), jamais la mort ne se laissera compter ni raconter, ou alors ce sera son instant aussitôt dérobé. Si j’insiste sur ce point, c’est qu’il fait du Dasein l’exception absolue, ou plus exactement que la « singularité » de la mort l’arrache à toute « naturalité », interdit toute généralité et par conséquent prive tout discours (même philosophique) à son « sujet » (qui n’en est pas un, qui ruine tout sujet) de toute position — exigeant donc ce que j’ai appelé, longtemps, « déposition », à entendre aussi comme un témoignage qui n’est jamais généralisable, puisqu’on est toujours le seul à pouvoir témoigner, et que, comme l’a dit Celan et répété Derrida, il n’y a pas de témoin pour le témoin.
2010, Avant-propos non lu pour "Derridasein" à la conférence de Londres "Derrida Today 2".
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