Thursday, October 6, 2011

Ulysse

Système analogique – éviter toute identification, même à un Nom tel que Personne. Ulysse, voilà mon vrai pseudo – pas idéal, juste vrai. C’est moi qui ai donné son nom à l’animal que je suis, car c’est bien lui qui me promène en laisse tous les jours ou presque, lui qui beaucoup erra – planète-erra, dit le grec, et de fait, j’ai fait toute la planète, mais je n’en ferai jamais le tour ! M’en garderai bien. Et ce n’est pas de peur d’un bain de sang, comme je l’écrivais dans l’hôpital où j’avais emmené l’Iliade comme livre de chevet : voilà ma Bible ! Si l’on me demande encore ma religion, je répondrai : celle d’Ulysse, qui abrite Athéna la chouette en son sein et pas la statue de la vache dorée qu’on adore, reconstituée fidèle à l’original détruit, au sein du Parthénon sis à Nashville, Tennessee. Cette chouette que j’ai trouvée le 11 mars 1977 sur la place du marché Sainte-Catherine à Paris, France, est revenue sur mon majeur de la main gauche, là où elle penche du côté de ma folie. Main de C. devant le trou des Halles devenu Forum, à voir comment Paris s’est plastifié et culturalisé sous toutes les coutures. En si peu de temps. Le ventre de la cité, purifié, aseptisé, énucléé, enculé dans les grandes largeurs. Achèvement grandiose du travail de boucherie accompli le siècle dernier par les Versaillais tenants de la veulerie morale toujours aux commandes aujourd’hui.

Ulysse ne voyage pas : il erre ; toujours à la recherche de son port d’attache, perdu. La perte au départ : il veut quoi, rentrer ? Après avoir pris Troie et fini le boulot. Mais la guerre n’est jamais finie, elle s’éternise, et même quand elle est déclarée finie, Mission Accomplie, on n’est pas encore sorti d’affaire, parce qu’on est toujours dehors, à l’étranger. A la guerre comme à l’étranger, tel est l’homme grec dans toute sa (dé)mesure. Il n’est homme qu’exposé au dehors, et lui, Ulysse, serait le seul à ne penser qu’au retour ?

On entre alors dans le « faux roman » et risque de ne plus jamais en sortir – piège de l’histoire. La boucle, le retour éternel et éternellement différé de celui-là, qui ne veut pas et veut rentrer, le veut pour occire les prétendants, tous ceux qui ont préféré se la couler douce à l’arrière, dans des bureaux à se goberger de victuailles et dossiers, à s’en faire éclater la panse aux frais de la princesse, et bien décidés à tout faire pour continuer ainsi ad vitam aeternam, y compris empoisonner votre Télémaque, « qui combat de loin », avec des armes qui portent loin comme la parole bien aiguisée.

Homère : le Même auteur pour le Maniaque Achille et le Dépressif Ulysse ? Ses deux fils ? A. l’ainé, extraverti, tout feu tout flamme, tout fou aussi, de douleur comme de colère, et U. le cadet, introverti, calculateur, réfléchi, mélancolique. Il faut pourtant se garder de les opposer terme à terme ; penser Homère à la manière d’Héraclite, en articulant harmoniquement le couple des frères ennemis : Achille le fils du Feu versus Ulysse-Personne, le Métis poly-trope et polytechnique, insaisissable comme le sera Socrate, ou tout philosophe-Protée.

Comment se fait-il qu’Achille pense à sa mère, et pas Ulysse ? Et à la mort, et pas Ulysse ? Achille sait qui il est, et pas Ulysse. Il le sait parce que sa mère est une immortelle de la mer, mais que mourir est son lot imparti à lui le fils comme à tout mortel : tôt ou tard, et sans hésiter (même si non sans regrets après coup) il prend la mort dans la fleur de l’âge, avec la gloire, soit la seule immortalité dévolue aux mortels. Jamais aucun peuple n’aura professé plus de mépris pour la vieillesse, et aucun de ses dieux, pas même le Souverain de l’Olympe, n’a un cheveu blanc ou une ride au visage. Et pourtant, Ulysse survit à tous les désastres possibles et inimaginables, mais sans vieillir, miraculeusement conservé, plus fort qu’un lion et le seul à pouvoir bander son propre arc (celui dont le nom est vie et qui porte la mort d’autant plus sûrement, car il n’y a jamais que la vie pour pouvoir nous tuer). Achille n’a pas beaucoup de temps devant lui, il le sait ; c’est pourquoi il le prend, violemment. Il n’y a pas d’autre façon de vivre en beauté. L’Odyssée, par contraste, ne vit que de détours, empêchements, désastres, de misères toujours nouvelles et toujours plus catastrophiques : ce qui se lit aux larmes d’Ulysse qui n’a pas encore dévoilé son identité, pas encore commencé le récit de ses tribulations mais sait déjà que personne ne va le croire, et peut-être lui-même n’y croit-il pas ? Qui pourrait témoigner de sa véracité s’il ne lui reste plus un seul compagnon survivant ? Et peut-être en effet a-t-il été obligé de mettre le pire sur le dos de monstres inventés pour cacher celui que le chœur d’Antigone décrira comme « ce qu’il y a de plus terrifiant » : l’homme tout court, l’homme tout nu qu’il est devenu. « Pantoporos aporos », ce mot que je traduirai par « passant partout sans arriver nulle part », c’est lui tout craché, Ulysse l’écumeur des lointains, toujours en train de chercher un moyen de s’en sortir, de passer mais vers où ? Ithaque a bon dos… Car la situation impossible où il se trouve jeté chaque fois, il n’est pas impossible qu’il ne l’ait pas plus ou moins obscurément désirée. Dans l’épisode du Cyclope, il l’avoue, c’est son insatiable curiosité qui l’entraîne jusque dans l’antre, ou plutôt le désir de (se) faire connaître, lui et la Loi qu’il incarne, celle de l’hospitalité et du commerce humain qui suppose la non-violence à la base ; au besoin, Ulysse se chargera d’en administrer la leçon en enfonçant un pieu rougi dans l’œil du Cyclope. Violence contre violence, ruse de la raison déjà : invention xénophile de la xénophobie, toute la civilisation occidentale part de là. Colonisation, acculturation, esclavage, et maintenant tourisme ou développement (des banques d’abord).

1 comment:

  1. Mon Ulysse, sans toi je ne suis personne
    Ni le pieu dans l'oeil du Cyclope
    Ni la paille dans celui du voisin
    Ni la depouille du mouton
    Ni ces longues marches sur les flots
    J'ai perdu ma grande ombre maigre.

    ReplyDelete