Au
passage, noter ceci : la philosophie peut être frustrante, ou énervante,
comme ce taon à qui se compare Socrate, dont je soupçonne seulement maintenant
qu’il a été ce nageur de Délos accompli qu’il dit ne pas être, l’un des
premiers et certainement meilleurs lecteurs du « Livre » d’Héraclite
que Cratyle lui avait ramené d’Ephèse. Il l’a si bien compris qu’il a fait
exactement le contraire – substantifié tout ; mais il est curieux de
penser à la proximité et à l’extrême distance dans lesquelles se tiennent les
deux seuls philosophes à 100%, intégralement philosophes jusqu’au bout des
ongles, ne prenant aucun gant pour habiller leur pensée, même si Héraclite se
fie à l’écriture là où Socrate ne croit qu’en la parole. La différence n’est
peut-être pas si importante au regard de leur commune passion pour la stricte vérité
– nue et sans fards comme dit Héraclite de la Sibylle. Ce qui donne à son logos une résonance oraculaire
(« C’est oracle, ce que je dis. Nous allons à l’Esprit », dira
Rimbaud dans sa Saison en Hadès). Il y a dans sa diction toujours une forme de
jugement, qui vaut condamnation à mort pour tous ceux qui n’entendent pas ce
dont il s’agit, la chose même cryptée dans la phrase ou mieux
la « sentence ». Le chiasme est sa figure de style préférée, seule à
rendre compte de l’harmonie « en sens inverse ». Par exemple : Mortels
immortels / Immortels mortels. L’erreur commune est d’identifier
« mortel » et « homme » sous prétexte que c’était
l’archétype homérique, la seule différence entre hommes et dieux résidant dans
la fatalité de la mort réservée à la seule race humaine, sort (moira) auquel même les dieux, qui tombent souvent
amoureux des « mortels » des deux sexes, ne peuvent rien. C’est la
seule limite de leur pouvoir qu’ils admettent, mais elle est suffisante pour
suggérer qu’il y a une faille dans la construction homérique. Quand je ne sais
plus quel doxographe (absurdité quand on sait ce que les
philosophes pensent de la doxa, et de la graphie ou plutôt de la graphomanie
qui atteint les « polymathes » flétris par Héraclite) traduit à sa
façon la sentence selon une logique simpliste : les dieux sont des mortels
immortalisés et les mortels des immortels victimes de l’oubli, ne faut-il pas
en rire ? En tout cas, renoncer définitivement à l’idée d’un partage
constitué à l’avance, et rappeler l’axiome de base : nul ne
peut déterminer a priori qui est un dieu et qui n’est qu’un « simple
mortel » ; cela ne se montre pas, mais se devine à certains signes qui, comme on dit vulgairement,
ne trompent pas. Ce qui change radicalement avec
l’irruption (violente) de la philosophie sur le théâtre de ce Dasein, et
Héraclite comme Socrate en porte le témoignage irrécusable, c’est le rapport à
la mort, avec l’abandon de l’idée d’un destin imposé à l’avance et de
l’extérieur. Pour Héraclite, cela se décide dans le combat avec l'inconnu.
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