J’ai ouvert le premier livre venu de
Derrida, Sauf le Nom, à la page 101 où je lis une citation de Maître
Eckhart qu’il donne d’abord dans l’idiome original (« c’est ici à l’idiome
allemand que nous devons avoir
recours »), puis dans la traduction française : Dass etwas muss man lassen ; « le quelque chose il faut
le laisser ». En tout cas, il n’est pas question du nom (qui sortirait
sauf de cette néantisation totale), encore moins d’une nécessité de garder ce
nom secret (« Sauf son nom – qu’il faut taire là où il se rend lui-même
pour y arriver, à son propre effacement. ») Eckhart le précise au
troisième vers : Gott ist nicht dies
und dass / drumb lass dass Etwas gar.
Laisser tout « quelque chose »,
voilà la condition de possibilité de l’expérience du dieu (qui n’est donc pas
un quelque-chose), c’est tout ce que se limitent à dire ces vers et c’est déjà
bien assez.
Il est impossible d’en conclure que ce
« rien » relève du Nom, un nom étant fait pour nommer un
quelque-chose. Le nom « dieu », qu’il soit commun ou propre, ne fait
que signifier l’impossibilité de signifier « quelque-chose » avec.
Eckhart a plutôt en vue un être-sans – sans nom, autre que l’index d’un
« laisser là ». Le plus difficile est bien de laisser aussi Dieu –
pour le laisser jouir de lui-même. A ce
moment, Derrida laisse là Eckhart, incapable de le suivre dans ce qui ne
pourrait lui apparaître que comme un autisme effrayant, dans la mesure où pour
lui Dieu n’est que l’un des noms du « tout autre ». Comment ne
voit-il pas que dire « autre » (et même « tout autre »)
revient à dire encore « quelque chose » - plutôt que rien ?
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Page 103, je note encore qu’il (Derrida) a
bien entendu la proximité du désert et du désir. Mais c’est pour critiquer le
langage de l’apophase, qui revient à prêcher dans le désert. Or il me semble
qu’on ne prêche que dans et pour la foule. Le désert est une
« chose » trop sérieuse pour qu’un esprit sain puisse songer un
instant à y prêcher. Il est bien plus important de le traverser sans y laisser
sa peau. Et en résistant à la tentation de laisser là sa tente ou sa caverne
pour aller prêcher à la foule comme fit catastrophiquement Zarathoustra. Les
foules sont toutes mortelles. Bien plus qu’aucun désert. Surtout si par
« désert » s’entend le desserré, comme jeune j’avais « prêché »
devant des amis. Le jeune faux-prédicateur aurait bien vécu au temps des moines
errants à la quête du Néant Parfait, par des routes poussiéreuses, pieds-nus et
heureux d’être ainsi. Le seul obstacle – mais alors plus gros qu’une montagne à
déplacer – c’est que Dieu ne m’a jamais rien dit. Rien, même pas l’absence de
tout quelque-chose, qui est elle-même toujours une « grande chose »,
pour citer encore Eckhart.
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La sagesse et la folie font si bon ménage qu’il n’y a
pas besoin de déployer des trésors d’ingéniosité pour intervertir les termes
sans grand dommage : la sagesse est une folie tout comme la folie peut
être une forme de sagesse (le masque de distance pris par Hölderlin, par
exemple). Sagesse n’égale résignation que dans une tradition chrétienne ;
en politique c’est une vertu cardinale pour autant qu’il n’y a pas de terrain
plus propice à la folie fanatique. Sage aurait été de s’abstenir de se lancer dans
des aventures hasardeuses et injustifiables comme aujourd’hui en Syrie, fût-ce
au nom de grands principes humanistes que personne ne respecte davantage
ailleurs.
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