7 février 2004
Cher Jacques,
Voici que sur le point de vous écrire ou plutôt de vous réécrire, car j’ai égaré la lettre écrite il y a une semaine, je tombe, au milieu d’archives diverses et, j’allais dire d’un mauvais jeu de mots, avariées, sur ce que je crois bien être la première lettre que vous m’ayez adressée, sur papier à en-tête des Hautes Etudes, datée du 14 juin 1991—la date est manuscrite, comme la signature et les quelques mots dessous : « Cette lettre m’est revenue, je la renvoie. J.D. » (Je devais être rentré en France après mes deux ans de Seattle, et vous n’en saviez rien.) Comme toujours ou presque, vous cherchiez à vous faire pardonner la brièveté (« Pardonnez-moi ce mot exsangue »), et comme toujours ou presque, ce sera d’être trop disert que je voudrais me faire pardonner à l’avance.
Vous veniez de recevoir le manuscrit du second tome de Solitudes, et vous écriviez, je cite car je doute que vous en ayez gardé une trace : « A travers votre livre comme à travers votre lettre, je vous suis de mieux en mieux, et avec une sympathie croissante, dans vos itinéraires de pensée aussi bien que dans votre trajectoire américaine. »
« Je vous suis de mieux en mieux » : treize ans plus tard, je suis très tenté de me dire, sans rire : « eh bien, il en avait de la chance ! ». Rien en effet ne me paraît plus problématique aujourd’hui, où je suis bien incapable de dire, sinon où je suis—physiquement, revenu à Nashville, terme de ma « trajectoire américaine » depuis plus de sept ans—du moins où j’en suis.
Coïncidence, voici qu’à une demande de sujet pour une conférence je ne sais plus trop où sur ce continent, j’ai donné, puisque l’on me demande fort naïvement de présenter quelque chose de soi-disant plus « facile à suivre » que « Blanchot ou Nancy », votre « animal que, donc, je suis », avec comme dessein premier d’élucider la question restée pour moi en suspens depuis la décade de 1997, qui n’est d’ailleurs pas tant celle de « l’animal » que du « suivre ». Il y a quelque temps, étant appelé à parler dans une conférence « Heidegger » à New Haven, j’avais donné comme titre de ma contribution « Pas à suivre » ; j’y citais les mots de Heidegger commentant les derniers mots de Nietzsche sur le dernier pas, le plus difficile à accomplir, à savoir, ce qui suit après l’avoir trouvé, la nécessité de le perdre.
Bien sûr, le « qui suit qui ? », et surtout « qu’est-ce que suivre, suivre une trace qui n’est pas écrite à proprement parler, dans le parler du propre de l’homme ? », c’est aussi la question de l’animal, et je devrais joindre à la photo du chat disparu « Jackie » celle du chien qui a suivi et que ma future vient d’adopter d’une association vouée à sauver les « retired greyhounds » de l’abattoir ou des laboratoires, un splendide lévrier tout noir qu’elle a appelé, sans ambages, « Ulysse ».
J’ai préféré aujourd’hui vous envoyer ce « faire-part » qui ne fera sans doute que confirmer ma réputation de « philosophe morbide ». Je laisse dire, comme vous devez bien le savoir les réputations sont parfois des paravents bien commodes.
Fallait-il préciser le lieu, l’époque, les circonstances ? Cimetière de Chauchilla, situé à 30 km de Nazca, Pérou, où nous avons été voir les fameuses « lignes » à propos desquelles le guide écrit : « Nul ne connaît la signification exacte de ces immenses motifs géométriques dessinés dans le désert et uniquement visibles du ciel » ; le même guide dit aussi ceci du cimetière : « Il est conseillé de suivre le sentier balisé, car le sol est jonché d’ossements et de fragments de tissu ». J’ai moi-même failli marcher sur un crâne d’enfant.
Tout cela pourrait en effet paraître infantile—et l’est peut-être. Peu m’importe : il est simplement étrange qu’enfant, j’ai été si familier des tombes « nues » dans le désert, ou des momies dans le musée poussiéreux du Caire. L’Amérique a bizarrement à voir avec cela.
En toute fidèle amitié